études critiques

Philippe Cyroulnik
NOTES SUR LE TRAVAIL DE HESSIE
mai 2015

 

Il est des œuvres que l’inattention du public et des professionnels de l’art cantonne dans une discrétion pour ne pas dire une ignorance qui nous fait passer à coté d’elles alors qu’il s’agit d’œuvres majeures. Cette « discrétion » de Hessie (aux côtés entre autres d’artistes comme Bernard Guerbadot qui nous a quitté ou Richard Monnier qui maintient son cap malgré l’indifférence) témoigne d’une forme d’indigence du regard et d’une paresse de la vision qui semble être la règle aujourd’hui.
Je l’ai connue depuis très longtemps en tant que compagne de l’artiste Dado dont mon père était ami. Il lui avait acheté un « maillage » qui m’avait fortement impressionné quand je l’ai vu. Au point que j’ai choisi de la montrer dans l’exposition «Champs d’expériences» en 2008. Mais elle était très discrète sur sa propre pratique. Je la croisais parfois dans des vernissages à l’Université de Paris VIII. Même son atelier était caché dans les arcanes de sa maison. Plus attachée à produire, à faire, qu’à montrer. Il fallut la perspicacité de Daniel Cordier pour la faire sortir de l’ombre.
C’est dans les années 1970 que le travail de Hessie est sorti de l’atelier à travers des expositions initiées par la critique Aline Dallier dans le cadre d’expositions d’artistes femmes et féministes qu’elle organisait. J’ai eu l’occasion de voir son travail présenté dans un espace d’exposition alternatif dans le 13ème arrondissement de Paris. La découverte de son travail fut un choc pour moi. Tout d’abord parce que je fus très impressionné par la force du travail et ses parti-pris. Le mouvement féministe au début était peu présent dans les pratiques artistiques. Et surtout peu présent sur les cimaises des galeries et des musées. Pour avoir une idée de cette misogynie institutionnelle, il suffit de se rappeler qu’à l’exposition « 72/72 » la représentation de femmes à deux exceptions près, était inexistante.
L’impression très forte que cette œuvre produisit sur moi avait plusieurs causes. En premier lieu l’originalité d’une œuvre reprenant à son compte des outils qui d’ordinaire étaient relégués dans le champ du travail domestique et/ou féminin : Le fil et l’aiguille. Par là même il était fortement dévalorisé comme pratique, soit renvoyant aux petits métiers soit aux travaux de dames.
Ensuite l’œuvre frappait par sa singularité : une toile de jute était simplement piquée d’aiguilles à coudre avec un bout de fil dans le chas. Tout ceci dans un ordre régulier par un alignement en ligne qui allait de gauche à droite et de haut en bas de la toile.
Enfin l’économie de moyen faisait que cette œuvre sans anecdote ni bavardage offrait au regard, la trame d’un temps domestique arraché à son statut puis pleinement pris en charge comme scansion, comme écriture et ponctuation de la surface. La figure était le geste même du « travail » féminin. Le procédé, répétition en ligne et en grille, inscrivait une temporalité dans l’œuvre mais aussi une radicalité. L’économie de moyens, sa « pauvreté » délibérée, la répétition d’un geste unique donnait une puissance incontestable à son travail.
Elle reprenait à son compte mais sur un mode tout à fait original des procédés qu’un certain nombre d’artistes des avant-gardes avait expérimentés dans les années 1960, mais en les associant à des outils et des techniques confinés au champ du domestique et du féminin avec la dévalorisation sociale et symbolique qui les caractérisait : couture, broderie, etc. De même, son registre de matériaux et d’outils (fils, aiguilles, boutons) marquait un choix de retourner les matériaux de «l’enfermement» des femmes dans un statut subalterne pour en faire des outils de production artistique à part entière.
Ainsi surgissait du champ invisible et confiné du féminin, non plus des imageries de salon ou des objets décoratifs de l’ordre de la « babiole » mais des « ouvrages » relevant du territoire de l’art à part entière. On pourrait même dire qu’avec quelques autres elle allait participer de l’extension du domaine de l’œuvre contemporaine.
Il est frappant de voir comment son travail dialogue avec certaines pratiques des avant-gardes européennes et américaines. La mettre ainsi en perspective en éclaire la subtilité et la puissance signifiante.
Si l’on évoque le mouvement Support-Surface, c’est qu’il faudrait se rappeler l’intérêt qu’avaient marqué certains de ses protagonistes et proches (Viallat, Rouan ou Jaccard) pour des pratiques archaïques ou jusque-là cantonnées dans le champ de l’artisanat (tressage, teinture, nouage et ligaturage, etc.). Mais ce mouvement se caractérisait aussi par l’absence totale de femmes en son sein.

Sur un autre versant, on ne peut pas ne pas penser à des expériences fondatrices de la modernité comme celles d’artistes du Process-art ou des post-minimalistes comme Eva Hesse. Une « pionnière » en matière de transgression de la doxa moderniste.
Dans les œuvres les plus importantes de Hessie la surface/toile constitue un champ avec des effets de polarité ou de dissémination qui lui donne un aspect all-over. Elles évoquent beaucoup plus la nébuleuse, la constellation que la composition. L’objet, comme les boutons qu’elle utilise, y est à la fois motif et signe. Mais il renvoie bien plus à un processus de marquage et de ponctuation qu’à une logique symbolique. Le maillage en filet qu’elle peut utiliser renvoie aussi à des notions de temporalité et de répétition. Cela explique le peu de travaux chez elle qui « figurent » des images du corps, même sur le mode métonymique. Si quelque chose est convoqué dans son travail, c’est le féminin à travers son geste (piquage, broderie ou maillage) et ses matériaux. Mais elle l’infléchit dans une logique qui excède les cadres classiques de la représentation ou de la composition. D’où cette impression délibérée de quelque chose relevant à la fois du non-fini et de l’infini qui caractérise ses œuvres. C’est un travail de Pénélope où ce qui se met en place se fait et se défait. Une suite d’impulsions productrices qui se tiennent au bord des choses pour éviter le poids de l’image. Ces toiles sont comme l’instantané, le suspens d’un geste immémorial qui, subrepticement passe du non-visible au visible dans une forme incertaine et fluctuante. Ou plutôt dans ce qui fait réseau ou conglomérat ; en deçà et au-delà du figuré.

C’est cette indéfinition volontaire, cette indétermination délibérée qui fait leur force d’attraction. Car Hessie peut autant faire le choix d’une économie rigoureuse quasi minimaliste, que celui d’une logique où le processus est la composition même. Ce déploiement de l’œuvre entre l’aléatoire et le systématique, cette obstination à faire tenir l’œuvre à l’orée de son émergence et au bord de sa dissolution en est sa matrice et son cœur. Il lui donne cette respiration qui nous oblige à lui faire face.

 

— Philippe Cyroulnik est critique d’art (AICA) et directeur du 19, Centre régional d’Art contemporain à Montbéliard. Il a été chargé des expositions à l’École nationale supérieure des Beaux-Art de Paris (Ensba), co-directeur du CREDAC et professeur associé en Arts plastiques à l’université Paris VIII Saint-Denis. Il est l’auteur et éditeur de nombreux catalogues d’exposition, textes et entretiens. Il a été commissaire d’exposition en France : au Credac, à l’Ensba, au 19, Crac et également en Italie, au Danemark, en Allemagne et en Argentine. Il a enfin collaboré à des revues comme Artistes, Kanal ou Opus International.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 17-19.]