études critiques

Anne Tronche
À PROPOS DE HESSIE
mai 2015

 

C’est dans le courant des années 1970, à l’occasion de réunions féministes parisiennes très actives en cette période, que je rencontrais Hessie. J’eus la confirmation de la singularité de sa pensée, en 1975, à l’occasion d’une exposition programmée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, section ARC. Elle y présentait de curieuses formations linéaires obtenues à l’aide de fils qui, étrangement emmêlés, évoquaient le travail rebelle d’une araignée schizophrène. Cet usage du fil, d’un fil particulièrement fin, né du geste semblait assouvir un désir inapaisé de mouvement. Avec ses fils, Hessie traçait des lignes évanescentes, des désagrégations brutales, des cosmologies imprécises. Dans ce travail nerveux, traversé de courants électriques, porté par des emmêlements et des collusions, se lisait en fait une expérience du linéaire, c’est-à-dire une expérience graphique, non assujettie cependant aux règles du dessin.

Personnalité complexe, Hessie resta quelques années sans donner de ses nouvelles. Pourtant elle travaillait, produisait des œuvres qui enrichissaient ses expériences de la ligne. Tout récemment, j’eus l’occasion de voir sur les cimaises de la galerie Arnaud Lefebvre un ensemble d’œuvres s’échelonnant sur plusieurs années. La plupart d’entre elles étaient réalisées à l’aide de fils positionnés à la manière d’écritures expérimentant différents alphabets. Des alphabets de nature paradoxale qui auraient le pouvoir d’arrêter, d’immobiliser les pensées aléatoires, les rendant ainsi plus hésitantes entre des possibles. Une façon de mettre en doute les chemins livrés à l’autorité du rectiligne pour atteindre un lieu imprévu. Là où se pratique une douce agression contre l’autorité du rectiligne. Il est clair que ce qui anime les travaux de Hessie n’est pas une simple formule esthétique, mais une prise de position vis-à-vis du monde. Une manière d’être et de penser. Ses gestes ne traduisent pas autre chose que la survivance nécessaire d’une forme juste. Un souci primordial anime toutes ses recherches : se servir d’un langage qui lui soit propre. Cela suffit pour conférer à ses œuvres leur sens, leur raison d’être, leur nécessité. Récemment, au cours d’expositions internationales, on a pu constater que les artistes qui avaient choisi certaines marges pour expérimenter cette expérience intérieure éprouvée, entre autres, par Georges Bataille retrouvaient aux yeux des professionnels un intérêt que les années de forte théorisation avaient estompé. C’est le moment, en conséquence, de regarder attentivement l’œuvre de Hessie, sans se protéger du trouble qu’elle provoque.

 

— Anne Tronche fut membre du directoire de la revue Opus International de 1973 jusqu’en 1989 et Inspecteur à la Création artistique du Ministère de la Culture de 1982 à 1999. Elle a publié de nombreux ouvrages sur l’art contemporain, parmi lesquels: Gina Pane, éd. Fall, 1998 ; Peter Saul (ouvrage collectif), éd. Somogy, 1999 ; Laura Lamiel, éd. Actes Sud, 2001 ; Corps et Traces dans la création tchèque (1962-2002), éd. Hazan – Musée de Nancy, 2002 ; Hervé Télémaque, éd. Flammarion, 2003. 2004 ; Tetsumi Kudo – La Montagne que nous cherchons est dans la serre, éd.Fage, 2007 ; Jean-Michel Sanejouand – Rétrospectivement, éd. Skira-Flammarion, 2012 ; Wifredo Lam (ouvrage collectif), éd. Fage 2010 ; Chroniques d’une scène parisienne – l’art dans les années 60, éd. Hazan, 2012 (prix du FILAF d’or, Perpignan, 2013) ; Jan Voss, éd. Hazan, 2015.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 35-36.]