études critiques

Diana Quinby
UNE RENCONTRE AVEC HESSIE

juillet 2015

 

J’ai découvert le travail de Hessie en 1998 ou 1999, quand j’ai commencé ma recherche pour une thèse sur l’art et le féminisme à Paris dans les années 1970. Plus précisément, j’ai retracé l’histoire et les activités d’un collectif de plasticiennes, Femmes/Art, dans le contexte du Mouvement de Libération des Femmes et dans celui de l’art contemporain en France. C’est peut-être Françoise Janicot qui m’a d’abord parlé de Hessie et de sa présence ponctuelle aux réunions entre artistes femmes. Tenues dans les ateliers des unes et des autres, ces réunions permettaient aux artistes de se rencontrer, de présenter leur travail, d’élaborer ensemble des projets d’exposition et de se soutenir mutuellement. Hessie avait même prêté un local dont elle disposait, dans le 13ème arrondissement, pour que Femmes/Art y monte une exposition, avec les œuvres de Jacqueline Delaunay, de Bernadette Delrieu, de Marie Gerbaud (Ponchelet) et de Michèle Herry, le temps d’une journée en janvier 1978.
À cette époque, Hessie comptait parmi les rares femmes à avoir déjà bénéficié d’une certaine reconnaissance institutionnelle, avec notamment des expositions personnelles à l’ARC en 1975 et à la Konsthall de Lund, Suède, en 1978. Elle avait également participé à de nombreuses expositions collectives dans des galeries parisiennes, et en 1976, l’historienne et critique d’art Aline Dallier, spécialiste de l’art textile des femmes, avait présenté son travail dans une exposition d’artistes françaises à la A.I.R. Gallery à New York, une galerie créée par des femmes pour promouvoir les œuvres d’artistes femmes.
Il était pourtant difficile pour moi, en 1999 et au début des années 2000, de me procurer de la documentation sur le parcours et l’œuvre de Hessie. N’ayant pas réussi à entrer en contact avec l’artiste elle-même, je glanais des informations dans quelques articles de presse, notamment dans les écrits d’Aline Dallier. Je me suis fait une idée de ses œuvres à partir de reproductions en noir et blanc dans de rares catalogues d’exposition, reproductions qui ne permettent pas de se rendre compte de la matérialité des toiles brodées, et encore moins de leur vitalité graphique.
C’est grâce à l’accrochage au féminin au MNAM en 2009, « elles@centrepompidou », que j’ai pu voir une œuvre de Hessie pour la première fois. Devant ce tableau sans titre, j’ai vu que Hessie dessine avec le fil. Des fils bleus d’intensités différentes constituent des traits, des bribes graphiques d’une écriture personnelle, secrète. Hessie a peut-être fixé et cousu les fils « au hasard », mais une structure s’impose, un rythme dansant s’installe et se déploie sur toute la surface du support en tissu. J’y vois la revanche de la femme et la mère au foyer qui s’empare de ses outils de la vie quotidienne pour y trouver de la beauté et de la transcendance, dire son existence avec les moyens du bord.
Plus récemment, en janvier 2015, j’ai eu le plaisir de voir enfin réunis plusieurs tableaux de Hessie dans l’exposition « Cosmogonies (1) », mise en place par Sonia Recasens à la Galerie Arnaud Lefebvre. J’y ai découvert l’ampleur de son œuvre, sa pratique richement expérimentale et rigoureuse à la fois. Des œuvres brodées provenant de plusieurs séries y étaient exposées : Végétation, Grillage, Points cousus, Trous. J’ai été étonnée par l’emploi et le rôle de la couleur, par la plasticité des fils devenus traits, entrelacs, phrases illisibles et indicibles. Je ne connaissais pas non plus la série Machine à écrire ; en frappant au hasard des lettres sur un morceau de tissu l’artiste a créé des sortes de textes éclatés en constellations graphiques. Et puis, j’y ai vu aussi pour la première fois une œuvre sur papier, Hommage à Dany Bloch – Hommage à des milliers de frères inconnus, faite de perforations, de petites boursouflures et de points de gaufrage.
Les œuvres de Hessie ont été rapprochées de celles du groupe Supports/Surfaces, de l’Arte Povera et du minimalisme. Ses tableaux nous font penser aux dessins d’Henri Michaux, au graphisme musical de Pierrette Bloch et aux tissages botaniques de Marinette Cueco. Les œuvres de Hessie s’inscrivent également dans le contexte du renouveau de l’art textile des femmes dans les années 1970. C’est Aline Dallier qui a relié sa pratique à celle d’autres femmes qui revendiquaient l’emploi des techniques textiles (tissage, couture, broderie) dans l’objectif de revaloriser une approche de la création qui soit traditionnellement associée au féminin et à l’histoire des femmes.
Il me semble pourtant que l’inspiration profonde de Hessie ne vient pas de l’extérieur. Ce n’est ni l’histoire de l’art, ni les œuvres de ses contemporains, ni même le mouvement féministe qui ont stimulé, ou stimule encore sa pratique, mais plutôt la nécessité absolue de vivre à part entière dans un espace qui soit pleinement le sien. D’où le titre Survival Art que l’artiste a choisi, dès 1975, pour désigner sa pratique. Cet art de survie, élaboré à partir de matières de « première nécessité », comme l’explique l’artiste dans son entretien avec Sonia Recasens, me semble aussi être un art de réparation. La résonance entre les œuvres des trois exposantes de l’exposition « Cosmogonies » a attiré mon attention sur cette dimension de la pratique de Hessie : percer des trous puis les entourer de points de couture, répéter le geste silencieux de la main dans une tentative de réparer et de guérir des blessures du corps et de l’esprit.
Grâce à Arnaud Lefebvre, j’ai pu rencontrer Hessie cet été chez elle, dans sa maison nichée dans les champs, derrière un grand bosquet d’arbres près de Hérouval. J’ai tout de suite ressenti la générosité et la discrétion de l’artiste. Elle a peu parlé d’elle-même et de son travail, elle a préféré évoquer d’autres artistes ou des amis. Elle n’a pas souhaité nous décrire ses nouvelles œuvres en cours. Mais la contemporanéité et la singularité de son œuvre sont incontestables. Sa pratique est à la fois très actuelle et « hors temps », reliée à des activités fondamentales de la vie humaine. Ses œuvres peuvent côtoyer celles d’artistes beaucoup plus jeunes qu’elle, comme dans l’exposition « Cosmogonies », ou trouver leur place dans des expositions historiographiques de l’art du XXe siècle. Il est temps que l’art de Hessie bénéficie d’une plus grande visibilité, qu’il soit vu à sa juste valeur.

1. L’exposition « Cosmogonies », avec Hessie, Kapwani Kiwanga et Myriam Mihindou a eu lieu à la Galerie Arnaud Lefebvre du 8 janvier au 7 février 2015.

 

— Diana Quinby est artiste et docteure en Histoire de l’art. Elle a récemment exposé à la Galerie Arnaud Lefebvre dans le cycle « Portraits d’artistes » et dans l’exposition « Autoportrait ». Elle a aussi participé à la 10ème Biennale Internationale de Gravure Contemporaine de Liège et à l’accrochage d’été à la galerie Jordan/Seydoux – Drawings & Prints à Berlin. Sa thèse de doctorat, Le Collectif Femmes/Art à Paris dans les années 1970 : Une contribution à l’étude du mouvement des femmes dans l’art, a été soutenue à l’Université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne, en 2003.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 26-28.]