études biographiques

ENTRETIEN ENTRE HESSIE ET SONIA RECASENS
6 décembre 2014

Extrait du catalogue Cosmogonies : Hessie, Kapwani Kiwanga, Myriam Mihindou, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 6 à 8.

 

S.R. : D’où vient le pseudonyme Hessie ?

H. : Mon vrai nom est Carmen Lydia Djuric, mais ma mère m’appelait Hessie, du prénom de sa meilleure amie, une juive allemande.

S.R. : Pourquoi une telle prédilection pour le travail textile?

H. : Parce que le premier besoin de l’homme va vers le textile. Se vêtir, se protéger du froid est une des premières nécessités de l’homme, un besoin vital, tout comme la nourriture.

S.R. : Le tissu, le vêtement c’est un peu la première maison, comme on dit : habiter un vêtement.

H. : Exactement !

S.R. : Avez-vous pratiqué d’autres formes d’art ?

H. : À New York, je travaillais pour une société de copies d’œuvres. Je produisais des tableaux d’art, mais je détestais la peinture. Et je n’ai plus jamais pratiqué la peinture.
En France, j’ai commencé à travailler avec des assiettes cassées mais cela m’enfermait trop dans l’univers féminin. Et puis Dado m’a emmenée visiter la « Maison Picassiette » de l’artiste brut Raymond Isidore, qui m’a beaucoup impressionnée. Je ne pouvais décemment plus travailler avec des assiettes, alors je me suis tournée vers le tissu.

S.R. : Êtes-vous consciente d’avoir contribué à la revalorisation des arts textiles dans les années 1970 avec Milvia Maglione, Pierrette Bloch, Raymonde Arcier… et grâce au soutien d’Aline Dallier? Artistes avec lesquelles vous avez très souvent exposé ?

H. : C’est une période intéressante, curieuse, je naviguais de salons en salons et j’ai rencontré Aline Dallier. Nous avons travaillé ensemble, et beaucoup échangé lors de réunions. Elle m’a présentée à Milvia Maglione qui m’a prise sous son aile, si je puis dire. Et beaucoup d’autres artistes se sont mises comme ça à travailler, le textile.

S.R. : C’était quel type de salons? Des salons d’arts textiles ?

H. : Non des salons d’art en général, comme le Salon des Réalités Nouvelles, qui présentait toutes les tendances de l’abstraction. Il y avait beaucoup de salons à l’époque.

S.R. : Comment étaient considérés les arts textiles à cette époque justement ?

H. : C’était presque inconnu.

S.R. : Pouvez-vous nous parlez de cette époque marquée par un certain engagement féministe ?

H. : J’ai toujours adhéré aux idées du Mouvement de Libération des Femmes et j’assistais souvent aux meetings organisés par le mouvement.

S.R. : Vous étiez donc très engagée ?

H. :Oui, beaucoup !

S.R. : Aviez-vous gardé des relations avec Milvia Maglione, Nil Yalter, Aline Dallier…?

H. : Oui bien sûr, avec Milvia jusqu’à son décès en 2008. J’étais très proche de Nil Yalter aussi, mais je ne suis plus en contact avec elle depuis un certain temps.

S.R. : C’était une période de solidarité entre artistes, entre femmes?

H. : Oui, sous la houlette d’Aline Dallier qui organisait de nombreuses expositions à Paris et New York.

S.R. : Comment s’est organisée l’exposition « Survival Art » en 1975 à l’ARC ?

H. : Suzanne Pagé, qui venait d’être nommée à la direction de l’ARC, a visité mon atelier et a décidé de m’exposer.

S.R. : Vous avez également exposé à la Konsthall de Lund, en Suède ?

H. : Oui ! Là aussi c’est à l’invitation d’une femme, Marianne Nanne-Bråhammar. Elle est venue à la maison pour voir Dado, mais comme il était absent, je lui ai proposée de visiter mon atelier en attendant qu’il revienne. Elle a alors proposé d’organiser une exposition en même temps que Dado. Mais ce n’était pas une bonne idée. Même si nous étions à des étages différents dans le musée, il y a toujours une tendance à pousser plutôt l’un ou l’autre. Mais c’était une expérience, un test, dont la leçon ne fut pas à reproduire.

S.R. : Vous travaillez essentiellement avec des matériaux simples, du quotidien (tissus, boutons, aiguilles, papiers…). Pourquoi une telle prédilection pour des matériaux aussi modestes ?

H. : Ce sont les premiers éléments, voire des éléments de survie plus ou moins. Ce sont des objets du quotidien, traditionnels que j’associe à une certaine modernité dans mon travail.

S.R. : Pouvez-vous me décrire votre façon de travailler, votre processus de création ?

H. : Le matin; je suis de très mauvaise humeur. J’ai besoin d’être pleinement concentrée sur ce que je fais, d’être tranquille dans ma bulle.

S.R. : Quand vous commencez une pièce, vous avez déjà une idée précise de ce que vous voulez faire ?

H. : Non, l’inspiration vient en créant, au fur et à mesure.

S.R. : Vous ne faîtes aucun dessin préparatoire ?

H. : Non, je ne sais pas dessiner. C’est mon grand malheur !

S.R. : C’est un peu un regret pour vous de ne pas savoir dessiner ?

H. : Oui c’est un regret parce que mon mari dessinait très bien. Mais, moi je n’ai jamais appris.

S.R. : Mais quelque part vous dessinez avec du fil et une aiguille…

H. : Peut-être oui…

S.R. : Votre œuvre s’inscrit dans une temporalité particulière marquée par la répétition d’un même motif, d’un même geste… Cette temporalité est-elle importante dans votre travail ?

H. : C’est vrai que le temps permet de laisser les pensées voyager. Et puis, si je recherchais la vitesse, j’utiliserais une machine à coudre.

S.R. : Parmi les leitmotive qui reviennent dans vos œuvres, il y a l’écriture, l’alphabet que l’on retrouve dans différentes séries comme Écritures, Bâtons pédagogiques. Pouvez-vous m’en dire plus sur votre intérêt pour les formes d’écriture ?

H. : J’ai toujours voulu donner des cours d’alphabétisation, mais vivant là où je vis, ça n’a jamais été possible.

S.R. : Vous créez alors votre propre alphabet, votre propre langage dont vous avez la clef !

H. : (rires) Oui !!

S.R. : Vous continuez de pratiquer ?

H. : Oui je continue, mais je fais autre chose. Je travaille avec et autour de mes fausses jambes, je veux faire une série de jambes, parce que pour moi c’est une réalité (1).

S.R. : Votre travail reste ancré dans un quotidien, dans votre vie, votre intimité.

H. : Exactement !

S.R. : Il y a un fil rouge qui relie votre travail à ceux de Myriam Mihindou et Kapwani Kiwanga, c’est celui du soin, de la protection, de la survie. En récupérant des objets devenus obsolètes, comme les boutons, les papiers, vous les sauvez d’une certaine mort.

H. : Oui ! Par exemple je suis contre l’incinération, car elle efface, supprime, éradique toute trace du corps, du passé. Je trouve cela très violent.

 

(1) Suite à un sévère diabète, Hessie a dû être amputée des deux jambes.