études biographiques

Hessie, l’indéchiffrable ou l’« inconnue hybride »

Rencontre à l’Atelier blanc, Villefranche-de-Rouergue, 17 août 2024

Merci à Pierrette et à André Villemagne ainsi qu’à toute l’équipe de l’Atelier blanc d’avoir organisé cette petite rencontre autour de Hessie, qui marque ce bel hommage qui lui a été fait depuis le 15 mars dernier.

C’est évidemment très émouvant pour moi aujourd’hui de parler de ma mère, non pas de ma mère en réalité, mais de l’artiste et de l’être indéchiffrable qu’elle était, adjectif qui pourrait paraître plat, mais qui la caractérise vraiment. Elle n’était jamais où on l’attendait, et parler de sa démarche artistique aujourd’hui me permet de mettre en lumière cet aspect si saillant de sa personnalité – qui la rend si actuelle aujourd’hui.

Hessie a vécu sous plusieurs identités, elle qui se revendiquait “citoyenne du monde”. Elle s’est toujours présentée comme cubaine, venant en réalité de Jamaïque – cela faisait partie de son mythe. À mes yeux, outre le fait qu’elle détestait son île natale, synonyme d’emprisonnement, c’était pour elle aussi une manière de se réinventer et d’échapper aux assignations identitaires – ce qui donne bien à réfléchir quand on regarde ce qui se passe en ce moment. Contrairement à ce qui a été souvent dit, à commencer par ma mère elle-même d’ailleurs, Hessie n’est pas un pseudonyme, c’est son vrai prénom. Je me contenterai donc de livrer quelques éléments partiels :

  • Sa jeunesse, dont elle ne disait rien, en Jamaïque ; l’univers clos dans lequel elle a été élevée, avec des parents très religieux – un père âgé, né sous l’ère victorienne, en 1885, qui faisait partie de la Plymouth Brethern [Frères de Plymouth], “mouvement chrétien non confessionnel”  ; sa volonté de partir explorer le vaste monde dès sa majorité, 21 ans à l’époque. On sait qu’elle était brillante au piano également, mais n’a pas fait d’études supérieures, très rebelle, et opposée à sa famille.
  • Les années passées en Europe, aux États-Unis, au Canada : avant de s’établir en France pour rejoindre Dado, Hessie était une grande voyageuse. Elle travaillait dans une agence de voyage avant son départ. Elle aurait aussi travaillé dans une boîte de nuit, me disait la famille.
  • La rencontre avec notre père à New York par des amis communs yougoslaves. Hessie vivait alors dans le Lower East Side, dans le quartier de Bowery. Elle dit travailler comme copiste d’œuvres chez Karman ; en réalité je pense qu’elle a eu plusieurs professions, dont celle de mannequin, elle vivait en tout cas dans un milieu bohêmes, d’intellectuels et d’artistes.
  • Son arrivée en France le 14 juillet 1962 : une date remarquable ; après quelques mois d’attente pour Dado. Sa vie domestique à Hérouval, dans des conditions rudes (pas d’eau courante, énorme maison à entretenir, notre éducation…) et sa vie mondaine également – malgré la distance de la campagne, elle se rend aux inaugurations d’expositions importantes, elle n’est pas seulement “épouse” de Dado ; elle existe par elle-même. À Hérouval, de nombreux collectionneurs, galeristes, artistes viennent pour la voir elle aussi ! Daniel Cordier, par exemple, lui achètera des œuvres. Marcel Billot, commissaire de la première rétrospective Dado au Cnac en janvier 1970 l’expose dans sa galerie en 1976, après son exposition à l’ARC – j’y reviendrai.
  • Elle commence vraisemblablement à travailler à partir à la fin des années 1960 – « la chaussette du moine » aux Musée des arts décoratifs (film de Perrine Lacroix). C’est cette petite chose, toute modeste, qui l’inspire, et c’est tout à fait significatif de l’entreprise qu’elle va alors débuter. J’aime beaucoup, à ce sujet, l’analyse qu’en fait Philippe Cyroulnik, évoquant sa fascination pour la modestie des moyens auxquels recourt Hessie dans son travail de « broderie » – terme, entre parenthèses, que je n’aime pas trop car il me semble plutôt réducteur et connoté : « L’économie de moyens faisait que cette œuvre sans anecdote ni bavardage offrait au regard la trame d’un temps domestique arraché à son statut puis pleinement pris en charge comme scansion, comme écriture et ponctuation de la surface[1]. »
  • Les années 1970 et la consécration avec l’exposition « Survival Art » à l’Arc, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, exposition organisée par Suzanne Pagé, grande figure du monde institutionnel, qui dirige maintenant la Fondation Louis Vuitton.
  • Son amitié avec la réalisatrice Mythia Kolesar : le superbe film qui en est résulté dans l’environnement d’Hérouval en 1974, Survie transperce, tourné au bord de l’étang, où l’on voit Hessie en pleine action, coudre ses boutons dans la végétation, et selon la description de la réalisatrice elle-même : « Je l’ai filmée allongée dans une étroite barque noire posée sur l’herbe ; elle se cousait dans cette barque, le fil en croix d’un bord à l’autre pour se ligoter elle-même. L’image générait un effet fantastique[2]. »
  • Une longue période de silence dans les années 1980, laquelle n’est pas essentiellement liée à des contraintes domestiques, comme le relève justement Lucie Gillet dans son mémoire « Les silences de Hessie », soutenu en 2023 – je vous invite à regarder la rencontre filmée à la Galerie Arnaud Lefebvre : https://www.youtube.com/watch?v=ooWnhAD1qgw.
  • Puis en 2015, la redécouverte grâce au travail remarquable de la Galerie Arnaud Lefebvre. L’œuvre est pour la première fois inventoriée de façon très rigoureuse par Arnaud Lefebvre et Aurélie Noury – je vous montre le catalogue, qui est évidemment le catalogue de référence. Ainsi, la première série, reproduite dans le catalogue, celle des Bactéries, est datée de 1969. La liste dans le catalogue n’est pas encore exhaustive, c’est un premier inventaire ; sur le site internet créé par la galerie Arnaud Lefebvre, on trouve l’inventaire le plus complet de l’œuvre de ma mère.

Militante

Hessie s’engage en Mai 68 ; et surtout, elle est très active dans les mouvements féministes dans les années 1970 : comme en témoigne son amitié avec Aline Dallier, grande figure des années 1970, critique d’art du mouvement des « Nouvelles Pénélopes ».
Elle était très liée à des figures importantes dans la réflexion sur le post-colonialisme : au premier chef, l’écrivain Kateb Yacine, un ami, mais aussi des personnalités en rapport avec le théâtre : son amie comédienne, Danielle Van Bercheycke était mariée à Jean-Marie Serreau, grand metteur en scène, qui a monté des pièces de Kateb Yacine et d’Aimé Césaire.

Sa création, son secret

Contrairement à celui de Dado, son atelier – qui a changé d’endroit au fil du temps– nous était principalement fermé – à part pour Yanitza, qui pouvait l’aider.
Elle a aussi un rapport très particulier à son œuvre : et à cet égard, on peut dire que l’intervention d’Arnaud Lefebvre a été décisive, dans le sauvetage de celle-ci. Hessie ne prenait pas soin de son œuvre, elle l’a laissée se détériorer pendant des années dans l’humidité d’Hérouval, ce qui a beaucoup interrogé les gens ; aussi par rapport à cette notion d’« invisibilisation », très en vogue maintenant, n’est-ce pas, d’effacement derrière Dado… En réalité, je le soutiens, c’était bien évidemment beaucoup plus complexe que cela. Dado était par exemple très heureux de la redécouverte de Hessie dans l’exposition elles@centrepompidou, en 2009 ; je me souviens avoir amené le catalogue à Hérouval à l’époque, et senti leur joie à tous les deux, c’était vraiment un beau moment, rare.
Ici, à l’Atelier blanc, vous pouvez voir une belle sélection d’œuvres représentatives du travail de ma mère : dont cette belle Écriture bleue.
Malgré tout, certaines personnes avaient accès à son travail, notamment des amis comme le mathématicien Jean-Luc Verley, très proche de mes parents, auteur d’un texte, qui est à mon avis l’un des meilleurs qui ait été écrit sur la démarche de Hessie, paru dans le petit catalogue de l’exposition à l’ARC en 1975. En voici un extrait :
« Ces tissus (cette issue) d’Hessie sont la survie des lignes les plus simples puisées dans la réalité extérieure, qui accèdent à un statut par la discipline répétitive. Par rapport à un monde dont de nombreux aspects la blessent, elle élabore une forme de culture alphabétique primaire qui traduit ses tentatives et ses difficultés propres de survie. Ce dernier mot a un caractère à la fois dramatiquement collectif et profondément, tragiquement individuel. Il exclut pour Hessie toute complaisance calligraphique, toute recherche du geste unique, privilégié. La répétition des signes dans les travaux d’Hessie évoque pour moi tant la danse de phosphènes (qui échappe totalement à notre contrôle) que l’immobilité des bactéries, fixes et colorées, d’une préparation microscopique[3]. »

Il y a aussi pour moi quelque chose qui se dégage malgré tout de l’utilisation du fil, en rapport avec le vêtement – sachant que Hessie avait aussi un rapport très particulier avec l’habit – elle explique en décembre 1973 dans un article du Figaro, « Les stylistes de l’antimode », faire appel à une couturière de Ménilmontant, qui réalise ses robes selon ses directives – en partant notamment de tissus de Poiret et de Paquin – et adoptant une position originale, toujours hors des sentiers battus – (je cite : « suivre la mode “commode”, c’est se conduire en élève d’école maternelle, il faut faire le contraire de ce qu’on nous impose, même si on exagère dans l’autre sens. C’est le seul moyen de revenir à une vision plus vraie du vêtement, à une authentique façon de s’habiller »). D’ailleurs, quelques œuvres brodées présentent des vêtements dans la série Vêtement fatigue [PW], et dans le film de Mythia Kolesar, on voit Hessie se draper d’une de ses œuvres, un tissu en tarlatane ocre, c’est très émouvant, et à la fois très parlant aussi. Elle fait véritablement corps avec son œuvre.
Outre les grandes séries brodées, répertoriées par la galerie Arnaud Lefebvre sur le site qu’elle consacre à Hessie, on compte aussi des collages, fait avec des éléments de récupération – et qui procèdent selon moi d’une démarche très singulière, sans rapport avec une critique de la société de consommation chère aux Nouveaux Réalistes par exemple. On se situe encore dans le modeste, l’ordinaire, qui acquiert une valeur sublime.

Les expositions marquantes depuis sa redécouverte :

  • · L’exposition « elles@centrepompidou », en 2009 au Centre Pompidou à Paris, qui présentait pour la première fois des artistes femmes.
  • · L’exposition à la BF15 à Lyon
  • · L’exposition à La Verrière, fondation Hermès, à Bruxelles, en octobre 2016
  • · La rétrospective aux Abattoirs en septembre 2017

Les archives données au MAM, une petite présentation :

Un grand moment en 2023 pour nous a été l’acquisition d’un grand grillage par le Comité Histoire, la société des amis du Musée d’art moderne à Paris. Nous avons décidé de faire un don d’archives au Musée, pour que ces archives puissent être consultées par des chercheurs et permettre une meilleure connaissance du mystère Hessie :

  • · Des correspondances, dont celle de Dado, très émouvante
  • · Des photographies, dont certaines rares, de Hessie dans son atelier d’Hérouval
  • · Des classeurs de travail, avec des recherches de matière
  • · Des agendas, avec l’étendue de leurs contacts, impressionnants.

Notes

[1] Philippe Cyroulnik, « Notes sur le travail de Hessie », dans Hessie. Survival Art, cat. expo., Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 17.

[2] Mythia Kolesar, « Transe Perce survie », 2012 ; repris dans Hessie. Survival Art, op. cit., p. 113.

[3] Jean-Luc Verley, « À bâtons rompus. Survival Art, bâtons pédagogiques et écritures d’Hessie » ; repris dans Hessie, Survival Art, 1969-2015, op. cit., p. 103.

Rencontre à l’Atelier blanc, en présence d’Amarante Szidon, Villefranche-de-Rouergue, le 17 août 2024.
© Photos Atelier Blanc