Amarante Szidon
CONSTRUCTIONS (À L’INTÉRIEUR)
août 2015

 

Au-dessus de mon bureau, j’ai solidement accroché une œuvre de ma mère ; il s’agit d’une boîte, à l’intérieur de laquelle sont superposées trois toiles brodées sur lesquelles courent des motifs réalisés à l’aide d’un fil bleu, presque anthropomorphiques, un trait suivi d’un cercle, se multipliant en une série de végétations successives, qui, dans un jeu de transparences, invitent au silence. Si un jour, cette œuvre venait à tomber ou à se briser sur mon bureau, je le vivrais comme un deuil. Car cette œuvre est ma mère.
Il y a quelques mois seulement (en juin 2014), j’ai vu pour la première fois une photo de ma mère enfant. Elle doit avoir six ou sept ans. Son frère et sa sœur cadets ont l’air joyeux, poupée à la main. On imagine leurs colères, leurs caprices, leurs petites joies d’enfant minuscules et immenses à la fois comme le monde, on voit sur leur visage la douceur de leur mère et l’impitoyable sévérité de leur père, son intégrisme. L’aînée de la fratrie, Hessie, tête baissée, doit avoir ce regard sombre et beau qui ne l’a jamais quittée, et qui signifie : Même si vous me photographiez, vous ne n’avez pas capturé mon âme et vous ne la capturerez jamais. Je resterai à jamais indéchiffrable. (Du plus loin que je m’en souvienne, ma mère n’a jamais accepté d’être photographiée – sur les photos de famille, on la voit, qui systématiquement, se cache le visage avec la main. Elle n’y prête plus guère attention maintenant.)
Il y a une dizaine d’années, j’ai demandé à Hessie si elle connaissait Jean Rhys, un écrivain que je venais de découvrir. Elle m’a répondu : « Quel écrivain extraordinaire ! ». J’avais écrit une biographie fictive mettant en scène un personnage féminin, directement inspiré de ma mère, Miss Blackstone ; et une lectrice, une amie de notre ancienne professeur de philosophie, m’avait fait remarquer, par son intermédiaire, que je m’étais ouvertement inspirée de La Prisonnière des Sargasses, le plus célèbre des romans de Rhys. Quand on aime un texte, il ressort d’une manière ou une autre, avait-elle dit en substance. En vérité, je ne savais même pas qui était Jean Rhys. Il faut croire que l’histoire fictive de Miss Blackstone possédait des traits communs avec celle d’Antoinette/Bertha, la première épouse déracinée de Rochester, futur époux de Jane Eyre. Hessie n’a pas écrit de romans (ses sœurs me confiaient récemment qu’elle était très douée pour l’écriture, jeune, et que leur père publiait des nouvelles dans le journal local) ; elle est romanesque – sans doute parce que l’inconscient, le mythe, et le silence œuvrent en elle depuis toujours.
Miss Blackstone faisait des cauchemars récurrents, où elle se perdait dans une jungle et se réveillait en sursaut. Des heures durant, elle regardait le globe terrestre – le rose, c’était l’Europe – bien décidée à quitter cette île maudite un jour, rêvant à un devenir.
J’ai été trop malheureuse, je me disais, ça ne peut pas durer, d’être si malheureuse, ça te tuerai. Je serai une personne différente quand je vivrai en Angleterre et des choses différentes m’arriveront… L’Angleterre, couleur de rose sur la carte de mon livre de géographie, mais sur la page en face, les mots sont tassés, d’aspect rébarbatif. Articles d’exportation, charbon, fer laine. Puis Articles d’importation et Traits caractéristiques des Habitants. Des noms : Essex, Chelsford sur la Chemer. Les régions vallonnées du Yorkhire et du Lincolnshire (1).
Tel était l’un des passages dont je me serais inspirée.
Depuis, La Prisonnière des Sargasses occupe une place particulière dans ma bibliothèque imaginaire ; et j’avoue avoir été troublée de découvrir si tardivement à quel point Hessie vénérait son auteur, elle qui m’emmenait, au début des années 1990, découvrir les mises en scène des pièces de Genet – souvenir merveilleux d’avoir écouté la Casares habillée en pape (2), j’avais à peine vingt ans.

À Hérouval, l’atelier de Hessie était un endroit secret, complètement fermé, à la différence de celui de Dado, ouvert aux quatre vents et aux visiteurs. Les grilles-alvéoles des œuvres (les prisons ?) que je pouvais apercevoir enfant en entrant dans « sa pièce », son atelier (nous avions aussi notre pièce ou coin de pièce), m’évoquent aujourd’hui une ruche désertée par ses occupants depuis des millénaires, un vestige sur le point de s’évanouir. De ces alvéoles bruissent les balbutiements des défunts – ceux qui sont deux fois morts, et dont ma mère avait décidé de soigner la sépulture – les voix de ceux que je ne connaîtrai jamais sont étouffées derrière la toile brodée. À moins que ces grilles ne me ramènent à la prison familiale dans laquelle Hessie évoluait (Miss Blackstone, toujours) sur son île natale, et au silence qui entourait sa création et ses difficultés dont il lui arrivait de se plaindre – parce que le travail se faisait en des moments, qu’on ne choisissait pas. Ghada Amer, artiste « brodeuse », revendique le rapport de cette pratique avec la sexualité (3). Rien d’érotique chez Hessie dans ses travaux, absolument rien. La spiritualité, le silence, l’ailleurs, la construction en dehors. En dehors de sa famille, en dehors de l’homme qu’elle a choisi et qui l’a choisie, en 1962, cet artiste monténégrin (l’Orient), dont certains pensent que seule la mort l’obsède alors qu’il est l’un des artistes dont l’œuvre est la plus habitée par le vivant. Car les grilles de Hessie sont aussi végétales, elles rendent hommage à la reine végétation, qui la fascine autant que lui. Première réflexion, souvent rapportée par Dado entre quelques rires, lors de son arrivée de New York City à Hérouval (Vexin français), dans un moulin isolé, sans eau ni électricité, un jour de fête nationale, le 14 juillet 1962 : « Mais il n’y a aucune végétation ici par rapport à d’où je viens ! » – j’entends d’ici son accent et son français qui n’avait sans doute plus rien d’hésitant. Et en effet, la terre était presque nue, à Hérouval, à l’époque. Première déception sur le sol français, il y en aura d’autres naturellement, comme pour tous les exilés – ceux qui ont décidé d’oublier ou d’enterrer les souvenirs. Tout au long de ces années, il fallait la reconstruire cette végétation, ce paysage natal qu’on a haï aussi, brisé, parce que la mémoire, si elle est transformée, refoulée, elle renaît sous une forme ou une autre, et que chez Hessie, elle s’est réincarnée en ces étonnantes constructions, qui resteront à jamais gravées dans son secret constitutif, son œuvre.

1. Jean Rhys, La Prisonnière des Sargasses, trad. de l’anglais par P. Leyris, Paris, Gallimard, 1971, p. 136 :
« I have been too unhappy, I thought, it cannot last, being so unhappy, it would kill you. I will be a different person when I live in England and different things will happen to me… England, rosy pink in the geography book map, but on the page opposite the words are closely crowded, heavy looking. Exports, coal, iron, wool. The Imports and Character of Inhabitants. Names, Essex, Chelmsford on the Chelmer. The Yorkshire and Lincolnshire wolds » (Wide Sargasso Sea [1966], édité par Hilary Jenkins, Londres, Penguin, 2001, p. 69).
2. Elle, mise en scène de Bruno Bayen, théâtre de Gennevilliers, 1990.
3. Voir par exemple Eleanor Heartney, « Ghada Amer. Cendrillon versus Schéhérazade », Art Press, no 308, janvier 2005.

 

— Éditrice au Centre Pompidou, Amarante Szidon a traduit des essais consacrés à la typographie (Robin Kinross, La Typographie moderne, Fred Smeijers, Contrepoinçons, Paris, Éditions B42, 2012 et 2014). Elle prépare actuellement un ouvrage d’entretiens de Dado à paraître aux Éditions L’Atelier contemporain en mars 2016.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 32-34.]