TRANSCRIPTION DE VISITE CHEZ HESSIE À HÉROUVAL 
16 juillet 2015
En compagnie d’Ivana de Gavardie, Diana Quinby et Domingo Djuric.
(enregistré par Arnaud Lefebvre sur dictaphone)

 

photos Domingo Djuric

 

Hessie : Les Chastenet ont acheté des pièces chez Marcel Billot qui étaient travaillées à l’époque avec des fils en couleur, et ils les ont mises dans leur château à Bordeaux et après ils étaient obligés de mettre des rideaux devant chacune parce que ça se décolorait! (rires) C’est dingue… C’est ça qui me décourage — maintenant je ne fais que des trucs en blanc pour éviter que ça se décolore…
Il n’y a pas eu de catalogue de l’exposition chez Marcel Billot et malheureusement je n’ai pas gardé de photos. C’était rue de l’Échaudé où il y avait de Muzac à un certain moment. Billot est mort depuis. J’avais aussi exposé à Bruxelles mais ce n’était pas grand chose.

Françoise Elliet était une amie de Jean-Jacques Lebel, elle est morte la pauvre.

Diana Quinby : Est-ce que tu as un souvenir de comment c’était dans les ateliers, dans les réunions avec les autres femmes ?
(…)

H. : Yves Kovacs était critique d’art, je ne sais pas ce qu’il est devenu.

Arnaud Lefebvre : Et qu’il y ait ces pièces qui s’abîment, qu’est-ce que ça te fait ?

H. : Ça me travaille quand-même…

A.L. : Parce qu’elles sont en train de se détruire-là…

H. : J’ai dit à Yanitza de les sortir pour les mettre au soleil l’autre jour, pour voir si ça peut les sécher parce que c’est humide dans cette pièce en plus. C’est une ancienne étable qui a été transformée en pièce…

D.Q. : Je suis curieuse de savoir ce qui a déclenché la toute première pièce que tu as faite en couture. Parce que j’ai lu dans un entretien avec Sonia [Recasens] que tu avais fait un travail de peinture à New York pour lequel tu avais été payée et que tu n’aimais pas du tout ça.

H. : Ah non non non, j’ai horreur de la peinture…

D.Q. : Oui voilà, et qu’est-ce qui t’a donné l’idée de faire ce travail avec le…

H. : Non une fois à Londres, quand j’habitais à Londres j’étais invitée à une soirée et je n’avais plus rien à me mettre et dans l’après-midi j’ai trouvé moyen d’acheter un bout de tissu et je me suis fait une jupe et bon, ça c’est une des premières fois que je commençais à coudre, voilà.

C’est Germain Viatte qui était venu à la maison et a proposé  la pièce qui est dans les collections [Masculin/Féminin].

A.L. : Est-ce que tu t’es inspirée de motifs traditionnels dans ton travail ?

H. : Jamais, jamais, j’ai horreur de ça … (rires).

D.Q. : Dans les groupes de femmes avec Françoise Elliet ou Aline Dallier, est-ce qu’elles t’ont aidé à exposer aussi ? Ou est-ce que les groupes de femmes ont proposé des expositions ?

H. : Non ce n’était pas comme ça. Je crois qu’elles n’avaient pas beaucoup d’amis marchands parce qu’à l’époque, nous on était lié d’amitié avec Yvon Lambert, donc on allait souvent chez lui et il y avait cette personne-là qui venait de Transylvanie, la première personne qui a poussé Yvon Lambert, c’était dans la rue de l’Échaudé. Elle est morte la pauvre, du cancer des poumons.

Ivana de Gavardie : À l’époque Yvon faisait du courtage.

H. : Et c’était elle qui était la locomotive de l’affaire.

D.Q. : Et donc avec les femmes quand vous étiez toutes ensemble, est-ce que vous parliez de vos œuvres, ou toi tu montrais ton travail ?

H. : Individuellement, c’était très individuel à l’époque.

D.Q. : Et tu habitais à Paris ? Tu avais un atelier à Paris ou un local ?

H. : J’ai eu il y a très très longtemps un atelier à Paris, avenue de Choisy. Mais beaucoup d’amis ont utilisé cet atelier pour diverses choses, la danse etc, etc. Donc je n’ai pas vraiment pu travailler là-bas. Parce que quand tu es à Paris, tu es très dispersée par les amis, par ceci, par cela.

D.Q. : Mais tu aurais voulu travailler plus pour toi ?

H. : Oui j’aurais voulu mais c’était impossible avec les enfants et Dado…

I.d.G. : Mais vous n’habitiez pas encore ici alors ?

H. : Oui oui oui, mais j’allais à Paris et je revenais à la maison.
Finalement cet atelier a été utilisé pour des choses d’autres personnes qui ont très bien marché.

D.Q. : Et est-ce que tu gardes un souvenir d’autres artistes femmes de cette époque qui t’ont marquées, dont tu as apprécié le travail comme Françoise Janicot ou …

H. : Ah oui oui, j’ai beaucoup aimé son travail à l’époque, oui.

A.L. : La toute première exposition c’était l’Institut de Cachin, qu’est-ce que c’était ?

H. : C’était une amie qui m’avait mis dans cette expo, parce qu’elle connaissait les gens de cet Institut et ils avaient emprunté des œuvres pour exposer. Mais je crois que ce n’est pas allé très loin. C’était un Institut comme une sorte de Fac.

A.L. : Hessie, dans le catalogue du Musée d’Art Moderne en 1975, il y avait des pièces qui étaient marquées « Cycle infernal », qu’est-ce que c’était ?

H. : C’était un peu un trop plein.

A.L. : Un trop plein ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

H. : J’avais tellement de choses qui — je ne voulais pas exposer donc c’était l’appellation de ces gens-là.
Je faisais des trucs en rond mais —comment s’appelle-t-il ? — le Papa de Dorothée Selz me dit que j’allais vers la folie si je continuais à faire des trucs en rond… Il était critique d’art pour le magazine Elle.

A.L. : Et « Dessins microscopiques » qu’est-ce que c’était ?

H. : Ah oui, je faisais, j’étais inspiré par…, vous savez il y avait une exposition au Musée des Arts Décoratifs dans laquelle il y avait un tout petit tableau qui était finalement une chaussette raccommodée par un moine; et ça m’a tellement touché cette petite chose que j’ai dit à François Mathey que la chose que je préférais le plus c’était cette chose-là.

A.L. : C’était un tableau ou vraiment une chaussette ?

H. : Non non, c’était vraiment une chaussette d’un vieux moine, certainement, qui a fait ça…
C’était presque comme l’art brut à l’époque, ce que François Mathey a voulu montrer, et cette chose pour moi c’était plus que la peinture. À l’époque quand j’ai fait cette exposition, j’ai passé des heures là-dedans.

A.L. : Et à la suite de ça, tu as fait ce que tu appelles des « Dessins microscopiques » ?

H. : Oui, exactement. Des toutes petites choses avec des toutes petites coutures, minuscules, qu’on voyait à peine. Mais c’est un peu dur pour les  yeux, très très dur pour les yeux…

A.L. : Et ça existe encore ?

H. : Je n’en ai presque plus.

A.L. : Et il y avait aussi une bande sonore qui s’appelait « Bruits de la ville », est-ce que c’était une chose ponctuelle ?

H. : Non non, c’était Mythia [Kolesar] qui a fait ça, avec moi. C’était les bruits de la ville. A l’époque elle habitait à Boulogne-Billancourt. La bande était plus ou moins en relation avec le film [Survie transe-perce de Mythia Kolesar, 1975, présenté à l’ARC en 1975].
C’est Mythia qui avait eu l’idée de ce film. Le film avait aussi été montré trois fois à l’exposition de Lund [Suède, 1978].
Est-ce que c’est possible de tirer des photos de ce film, non ?

A.L. : Au Musée de Lund tu avais montré une pièce de boutons qui s’appelait Boutons bleus, trois femmes dans un paysage: Iris Clert, Marpessa Dawn et Mythia Kolesar.

H. : Ah oui, c’était des photos. Les photos étaient entourées de boutons, je crois.
Marpessa Dawn était une comédienne des Philippines qui a joué dans un affreux truc qui s’appelait Boeing Boeing, mais elle a joué aussi dans un film français-brésilien très connu à l’époque, je ne me souviens plus du titre [Orpheo Negro]… Mais Machavejev a fait un film où je joue un tout petit peu, un rôle minuscule, et il y a Marpessa aussi dans ce film avec la Canadienne qui est très connue [Sweet Movie avec Carole Laure]… Dušan Makavejev était le cinéaste yougoslave de mère Serbo-croate et de père Russe. Sa mère était vétérinaire et son père était cinéaste aussi. Il était complètement fou mais c’était un très bon cinéaste. Pire ou mieux que Kusturica.
Pour moi ce n’était qu’une expérience.

D.Q. : Juste pour le travail, donc tu te réveillais à cinq heures du matin avant de s’occuper des enfants. Est-ce que tu avais aussi des moments dans la journée, quand les enfants étaient à l’école…

H. : Oui bien sûr, bien sûr. Une fois qu’ils partaient à l’école, je travaillais.

D.Q. : Et toi tu avais un lieu de travail qui était bien séparé de celui de Dado ?

H. : Mais oui, complètement, c’est dans la troisième maison, j’ai une pièce tout à fait en haut. Maintenant je ne peux plus y aller parce que je n’ai pas de jambes, et je montais les escalier qui paraît-il, d’après mon fils-là, sont cassés, mais on peut y aller si on prend une échelle. Maintenant je travaille dans la maison, je suis obligée.

I.d.G. : D’abord je ne savais pas que tu étais artiste, tu venais à ma galerie mais tu ne disais rien, c’est maman qui m’avait dit que tu étais artiste.

H. : J’allais quelque fois voir ta mère, elle était extraordinaire cette femme.

I.d.G. : J’ai acheté et vendu des Dado, comme tous les artistes que j’aimais d’ailleurs, mais je n’ai jamais fait d’expositions d’un artiste, je ne voulais pas parce que c’était trop compliqué, je les trouvais trop compliqués les artistes (rires) !

A.L. : Dans le texte d’Aline Dallier, elle dit : « Hessie troue également ses dessins sur papier avec un fameux poinçon à manche d’os ou de corne du siècle dernier. »
C’était quoi ce poinçon ?

H. : Je faisais ça avec un os, c’est moi qui l’ai inventé. Un os de poulet, assez fin, avec lequel je perçais des trous. C’était juste pour le papier.

A.L. : Dans tes grandes pièces de collage et de papiers d’emballage, est-ce que ce sont des papiers de la vie courante, pour manger etc. ?

H. : Oui oui, de la vie courante, de papiers divers que je gardais.

A.L. : Est-ce qu’il y avait l’idée de Pop Art dedans ?

H. : Pas vraiment, pas vraiment. C’était l’utilisation de quelque chose qui te sert en même temps, autrement. C’était un genre de récupération de la vie, quelque part.

D.Q. : En fait je n’ai pas le sentiment que tu t’inspires beaucoup d’autres artistes, mais c’est tout ce que tu vis, tout ce qui se passe dans la vie…

H. : Oui.

A.L. : Mais en même temps quand tu as travaillé sur les séries, il y avait tout un ensemble de pièces qui étaient dans une certaine forme, et puis après tu passais à des pièces qui avaient une autre forme. Donc il y avait quand même des changements ?

I.d.G. : Il y avait des séries par exemple…

H. : Exactement.

A.L. : Et qu’est-ce qui faisait que tu changeais, est-ce que c’est parce que c’était terminé ?

H. : C’était surtout terminé dans ma tête.

I.d.G. : Donc on peut situer les papiers à une certaine époque, par rapport à autre chose ? Tu n’as jamais recommencé par exemple à faire du papier de cette manière-là en tous les cas…

H. : Non non non, pas du tout.

A.L. : Et les « Grillages », c’est une chose aussi qui s’est arrêtée ou qui a continué plus longtemps ?

H. : Non, ça s’est arrêté et puis c’est revenu, mais d’une autre façon.

A.L. : Sous quelle façon ?

H. : Depuis Aline Dallier, je ne fais que des « Grillages » en blanc, jamais avec les autres fils…

H. (s’adressant à Diana Quinby) : Et vous, vous avez entendu parler de moi ? Non, jamais ?

D.Q. : Et bien si justement, parce que j’ai écrit une thèse sur le groupe de femmes avec Françoise Elliet, donc j’avais lu sur votre travail dans les articles d’Aline Dallier et aussi, mais plus tard, c’est Philippe Cyroulnick qui m’a parlé de ton travail et il t’a exposé.

A.L. : Dans les expositions, il y a un grand trou entre 77 et 89, ça fait quand même long… Qu’est-ce qui s’est passé à ce moment-là ?

H. : Je vivais autrement.

A.L. : Ce qui veut dire que tu continuais à travailler quand même ?

H. : Bien sûr, bien sûr, mais j’étais plutôt portée par le monde de la musique et voilà…

D.Q. : Est-ce que vous avez toujours de la famille à Cuba ?

H. : Oui, des cousins. Même mon neveu est sorti, il vit à Long Island. J’ai un frère, mon petit frère habite à Miami, à Orlando.

A.L. : Et combien de temps au Canada tu es restée ?

H. : Oh, neuf mois à peu près…

A.L. : Et ça c’était avant New-York ou après ?

H. : C’était avant New-York.

A.L. : Et est-ce qu’il y a eu aussi l’Europe dans cette période-là ?

H. : Oui, aussi.

A.L. : Et quels pays ?

H. : Je suis venue en France et j’étais en Suisse à Zurich, que je détestais, et j’étais aussi en Allemagne.

A.L. : Et tu étais toute jeune à ce moment-là ?

H. : Oui, exactement. Je ne connaissais pas grand chose de grand chose…

A.L. : Est-ce que tu voyageais seule ?

H. : Oui, seule.

A.L. : Et c’était une bonne expérience toute cette période ?

H. : Oui, oui oui oui oui… Sauf Zurich. Je déteste Zurich…

A.L. : Et ton premier mari, le père de Domingo, tu l’as rencontré à quel endroit ?

H. : Je l’ai rencontré en Espagne. Il était Bolivien. C’était un avocat.

A.L. : Et tes deux premiers garçons, ils sont nés où ?

H.: Ah mais, en Espagne et aux États-Unis.

A.L. : Et c’est là où tu as rencontré Dado alors ?

H. : Oui exactement. Domingo avait six mois.

A.L. : Et quand vous êtes venus en France, c’était tout de suite ici ou vous vous êtes installés autre part d’abord ?

H. : Non c’était tout de suite ici. La maison était à Cordier et il la prêtait à Dado pour travailler. Cordier avait plusieurs maisons dans le coin. Quand il a commencé à gagner de l’argent, il le mettait dans la pierre.

(…)

I.d.G. : C’était Cordier Ekstrom la galerie.

H. : Exactement, oui à New York, exactement.

I.d.G. : Et aussi à Paris.

H. : Rue de Miromesnil, et à côté il y avait Arditi…

I.d.G. : Ah oui, absolument.

H. : Et après Ekstrom est allé à New York parce que sa femme habitait à New York et elle était liée d’amitié avec Madame Stravinsky donc ils étaient très cotés dans l’histoire du monde…

A.L. : Et quelle a été ta première impression quand tu es arrivée ici ?

H. : J’ai demandé à Dado en chemin « Mais où sont les gens ! » (rires).

A.L. : Et en arrivant qu’est-ce que tu as pensé ?

H. : Toujours : où sont les gens ? Il n’y avait personne, c’est ça…

D.Q. : Quand tu as commencé ton travail artistique, tu étais ici déjà ?

H. : Oui.

D.Q. : Tu n’as pas fait d’autres œuvres avant ?

H. : Non.

[Discussions… Domingo dit que le Moulin servait à faire des dominos de jeu en ivoire vers le début du XXe siècle.]

H. : Arnaud, Est-ce que tu pourras me donner le n° de téléphone d’Aline Dallier ?

A.L. : Oui bien sûr.

D.Q. : Tu n’as pas eu de réponse ?

A.L. : Si si, j’ai suivi ton conseil, je l’ai appelée, c’est comme ça que nous avons parlé de l’exposition de la Galerie A.I.R. à New York. Elle se souvenait d’une pièce de toi qu’elle avait ramenée elle-même dans sa valise, parce que justement elle était en toile libre. Il y avait deux pièces, une pièce qui avait été exposée, une grande écriture encadrée qui était revenue par transporteur, et que celle-là par contre elle n’avait pas été exposée parce qu’il n’y avait pas assez de place dans la galerie, et qu’elle était revenue avec elle dans sa valise pour te la rendre et qu’au bout de longtemps elle l’avait donné à Milva Maglione pour qu’elle te la rende.

H. : Oui, je sais je sais, pauvre Milva. J’ai dit à Milva de la garder.

A.L. : Et donc cette pièce c’était des trous de différentes couleurs qui s’appelait je crois Masculin/Féminin, parce que c’est un peu un jeu de piste de retrouver la trace des pièces de Hessie…

I.d.G. : Et il n’y a rien qui reste de…

H. : Non non, je ne garde pas les photos…

I.d.G. : Alors ton fils fait plein de photos et tu ne les gardes pas ?

Domingo Djuric : À l’époque je ne faisais pas vraiment des photos de tes œuvres, puis après Hessie avait arrêté de travailler…

A.L. : Arrêté de travailler complètement ?

D.D. : Oui complètement, enfin il me semble… C’est vrai que l’exposition au Musée d’Art Moderne à l’Arc en 75 j’y étais, tu avais mélangé photos et broderies. Comment s’appelle-t-il ?— Dumage t’avait fait des tirages de rats.

H. : Ah oui, c’est vrai… Mais je trouvais ça absurde à la fin.

A.L. : Mais donc avec le bruit de la ville, avec le film, c’était presque comme une installation totale tout ça…?

H. : Non non non, c’est que j’avais une pièce où les souris avaient mangé des fils et donc j’ai mis une photo de souris et ça avait un certain impact sur le travail.

A.L. : Et comment est-ce qu’elles étaient exposées les œuvres, tu te souviens ? Est-ce qu’elles étaient encadrées, est-ce qu’elles étaient…

H. : Non non non, c’était des choses en libre.

A.L. : Mais comment elles tenaient ?

I.d.G. : Des punaises ?

H. : Oui punaisées mais avec une espèce de cadre en bois.

D.Q. : Il n’y a pas d’archives au Musée qui montre des photographies ?

H. : Je ne sais pas. Suzanne Pagé peut-être saura, mais je ne sais pas.

A.L. : J’ai contacté le Musée.

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captures d’écran de Sweet Movie de Dusan Makavejev (réalisées par Pat h Mart)


Diana Quinby
UNE RENCONTRE AVEC HESSIE

juillet 2015

 

J’ai découvert le travail de Hessie en 1998 ou 1999, quand j’ai commencé ma recherche pour une thèse sur l’art et le féminisme à Paris dans les années 1970. Plus précisément, j’ai retracé l’histoire et les activités d’un collectif de plasticiennes, Femmes/Art, dans le contexte du Mouvement de Libération des Femmes et dans celui de l’art contemporain en France. C’est peut-être Françoise Janicot qui m’a d’abord parlé de Hessie et de sa présence ponctuelle aux réunions entre artistes femmes. Tenues dans les ateliers des unes et des autres, ces réunions permettaient aux artistes de se rencontrer, de présenter leur travail, d’élaborer ensemble des projets d’exposition et de se soutenir mutuellement. Hessie avait même prêté un local dont elle disposait, dans le 13ème arrondissement, pour que Femmes/Art y monte une exposition, avec les œuvres de Jacqueline Delaunay, de Bernadette Delrieu, de Marie Gerbaud (Ponchelet) et de Michèle Herry, le temps d’une journée en janvier 1978.
À cette époque, Hessie comptait parmi les rares femmes à avoir déjà bénéficié d’une certaine reconnaissance institutionnelle, avec notamment des expositions personnelles à l’ARC en 1975 et à la Konsthall de Lund, Suède, en 1978. Elle avait également participé à de nombreuses expositions collectives dans des galeries parisiennes, et en 1976, l’historienne et critique d’art Aline Dallier, spécialiste de l’art textile des femmes, avait présenté son travail dans une exposition d’artistes françaises à la A.I.R. Gallery à New York, une galerie créée par des femmes pour promouvoir les œuvres d’artistes femmes.
Il était pourtant difficile pour moi, en 1999 et au début des années 2000, de me procurer de la documentation sur le parcours et l’œuvre de Hessie. N’ayant pas réussi à entrer en contact avec l’artiste elle-même, je glanais des informations dans quelques articles de presse, notamment dans les écrits d’Aline Dallier. Je me suis fait une idée de ses œuvres à partir de reproductions en noir et blanc dans de rares catalogues d’exposition, reproductions qui ne permettent pas de se rendre compte de la matérialité des toiles brodées, et encore moins de leur vitalité graphique.
C’est grâce à l’accrochage au féminin au MNAM en 2009, « elles@centrepompidou », que j’ai pu voir une œuvre de Hessie pour la première fois. Devant ce tableau sans titre, j’ai vu que Hessie dessine avec le fil. Des fils bleus d’intensités différentes constituent des traits, des bribes graphiques d’une écriture personnelle, secrète. Hessie a peut-être fixé et cousu les fils « au hasard », mais une structure s’impose, un rythme dansant s’installe et se déploie sur toute la surface du support en tissu. J’y vois la revanche de la femme et la mère au foyer qui s’empare de ses outils de la vie quotidienne pour y trouver de la beauté et de la transcendance, dire son existence avec les moyens du bord.
Plus récemment, en janvier 2015, j’ai eu le plaisir de voir enfin réunis plusieurs tableaux de Hessie dans l’exposition « Cosmogonies (1) », mise en place par Sonia Recasens à la Galerie Arnaud Lefebvre. J’y ai découvert l’ampleur de son œuvre, sa pratique richement expérimentale et rigoureuse à la fois. Des œuvres brodées provenant de plusieurs séries y étaient exposées : Végétation, Grillage, Points cousus, Trous. J’ai été étonnée par l’emploi et le rôle de la couleur, par la plasticité des fils devenus traits, entrelacs, phrases illisibles et indicibles. Je ne connaissais pas non plus la série Machine à écrire ; en frappant au hasard des lettres sur un morceau de tissu l’artiste a créé des sortes de textes éclatés en constellations graphiques. Et puis, j’y ai vu aussi pour la première fois une œuvre sur papier, Hommage à Dany Bloch – Hommage à des milliers de frères inconnus, faite de perforations, de petites boursouflures et de points de gaufrage.
Les œuvres de Hessie ont été rapprochées de celles du groupe Supports/Surfaces, de l’Arte Povera et du minimalisme. Ses tableaux nous font penser aux dessins d’Henri Michaux, au graphisme musical de Pierrette Bloch et aux tissages botaniques de Marinette Cueco. Les œuvres de Hessie s’inscrivent également dans le contexte du renouveau de l’art textile des femmes dans les années 1970. C’est Aline Dallier qui a relié sa pratique à celle d’autres femmes qui revendiquaient l’emploi des techniques textiles (tissage, couture, broderie) dans l’objectif de revaloriser une approche de la création qui soit traditionnellement associée au féminin et à l’histoire des femmes.
Il me semble pourtant que l’inspiration profonde de Hessie ne vient pas de l’extérieur. Ce n’est ni l’histoire de l’art, ni les œuvres de ses contemporains, ni même le mouvement féministe qui ont stimulé, ou stimule encore sa pratique, mais plutôt la nécessité absolue de vivre à part entière dans un espace qui soit pleinement le sien. D’où le titre Survival Art que l’artiste a choisi, dès 1975, pour désigner sa pratique. Cet art de survie, élaboré à partir de matières de « première nécessité », comme l’explique l’artiste dans son entretien avec Sonia Recasens, me semble aussi être un art de réparation. La résonance entre les œuvres des trois exposantes de l’exposition « Cosmogonies » a attiré mon attention sur cette dimension de la pratique de Hessie : percer des trous puis les entourer de points de couture, répéter le geste silencieux de la main dans une tentative de réparer et de guérir des blessures du corps et de l’esprit.
Grâce à Arnaud Lefebvre, j’ai pu rencontrer Hessie cet été chez elle, dans sa maison nichée dans les champs, derrière un grand bosquet d’arbres près de Hérouval. J’ai tout de suite ressenti la générosité et la discrétion de l’artiste. Elle a peu parlé d’elle-même et de son travail, elle a préféré évoquer d’autres artistes ou des amis. Elle n’a pas souhaité nous décrire ses nouvelles œuvres en cours. Mais la contemporanéité et la singularité de son œuvre sont incontestables. Sa pratique est à la fois très actuelle et « hors temps », reliée à des activités fondamentales de la vie humaine. Ses œuvres peuvent côtoyer celles d’artistes beaucoup plus jeunes qu’elle, comme dans l’exposition « Cosmogonies », ou trouver leur place dans des expositions historiographiques de l’art du XXe siècle. Il est temps que l’art de Hessie bénéficie d’une plus grande visibilité, qu’il soit vu à sa juste valeur.

1. L’exposition « Cosmogonies », avec Hessie, Kapwani Kiwanga et Myriam Mihindou a eu lieu à la Galerie Arnaud Lefebvre du 8 janvier au 7 février 2015.

 

— Diana Quinby est artiste et docteure en Histoire de l’art. Elle a récemment exposé à la Galerie Arnaud Lefebvre dans le cycle « Portraits d’artistes » et dans l’exposition « Autoportrait ». Elle a aussi participé à la 10ème Biennale Internationale de Gravure Contemporaine de Liège et à l’accrochage d’été à la galerie Jordan/Seydoux – Drawings & Prints à Berlin. Sa thèse de doctorat, Le Collectif Femmes/Art à Paris dans les années 1970 : Une contribution à l’étude du mouvement des femmes dans l’art, a été soutenue à l’Université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne, en 2003.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 26-28.]