Émilie Bouvard
HESSIE, FIGURE DE L’EXCEPTIONNEL
mai 2015

 

Hessie fait partie des rares artistes femmes exposées régulièrement dans les espaces d’art contemporain français au milieu des années 1970. Pour mémoire, le CNAC, structure de préfiguration du futur Centre Pompidou, expose 5% d’artistes femmes entre 1968 et 1977. L’Atelier de recherche contemporain (ARC), créé en 1967 au sein du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, consacre 16% des ses expositions monographiques à une femme avant 1985. Hessie fait partie de la vingtaine d’artistes femmes élues, dont la plupart appartiennent par ailleurs à des groupes féministes. « Survival Art », en 1975, marque l’histoire de l’ARC. Elle apparaît également en 1976 dans l’exposition « Boîtes ». Hessie expose au Salon de la Jeune Peinture, dans la phase de son histoire la plus politique, avec des collectifs d’artistes femmes, en 1975 et 1977, et elle fait partie de la petite dizaine d’artistes qu’Aline Dallier, figure historique de la critique d’art féministe, montre à New York en 1976 pour l’exposition collective « Combative Acts, Profiles and Voices » à la galerie coopérative féministe Artists in Residence (AIR) (Bernadette Bour, Hessie, Milvia Maglione, Françoise Janicot, Nil Yalter, Nicole Croiset, Judy Blum, Mimi). Elle fait partie du collectif Femmes/Art et organise en 1978 une exposition dans son atelier pour ce collectif. Au cours de ces années, elle est aussi exposée chez Iris Clert, Yvon Lambert. Elle entrera dans la collection du galeriste Daniel Cordier (Musée national d’Art moderne, déposée aux Abattoirs, Toulouse).

Pourquoi cette disparition à l’aube des années 1980 ? Par-delà l’histoire personnelle, on peut invoquer différents contextes. Si les artistes femmes font des entrées isolées dans l’art au cœur des années 1960, les années 1970 marquent le temps des organisations collectives. La décennie suivante marque au contraire un reflux – Niki de Saint-Phalle est ainsi la seule artiste à faire l’objet d’une exposition monographique au Centre Pompidou (1980) avant Marina Abramovic et Ulay (1990) et enfin Charlotte Salomon (1993), Marisa Merz, Mona Hatoum ou Judith Reigl (1994). Les représentations ont la vie dure. De plus, le travail d’Hessie a été exposé et reçu dans des contextes féministes qui ont orienté une lecture féminine de son travail, à double-tranchant, et dont la force se perd avec le reflux du féminisme, qui n’a pas réussi à imposer un véritable courant « textile ».

Il faut donc revoir le travail de Hessie et parvenir à articuler les différentes dimensions qui nourrissent sa pratique, difficile en réalité à associer à tel ou tel courant ou groupe. Il faut en revoir l’exceptionnelle contemporanéité et singularité. Contemporaine, Hessie l’est effectivement sur le plan du genre, associant une activité féminine à une plastique abstraite et conceptuelle, sans que l’on puisse dissocier ces deux dimensions, ce qui explique peut-être qu’elle ait été montrée chez Yvon Lambert. On songe à Agnès Martin. De même, cette force conceptuelle s’articule avec une forme d’automatisme qui manipule des matériaux trouvés, ce qui a peut-être intéressé Daniel Cordier dont la collection associe Art brut, post-surréalisme et Art conceptuel. Hessie pratique ainsi un métissage des formes et des pratiques, associant réflexion et spontanéité, fascinante dans le paysage contemporain d’aujourd’hui.

 

— Émilie Bouvard est conservatrice du patrimoine chargée des peintures (1938-1973), de l’art contemporain et responsable du pôle éditions et recherche du Musée national Picasso-Paris, auteure d’une thèse en cours portant sur la « Violence des artistes femmes. 1960-1985 » (Paris I, sous la direction de Philippe Dagen).

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 15-16.]


Philippe Cyroulnik
NOTES SUR LE TRAVAIL DE HESSIE
mai 2015

 

Il est des œuvres que l’inattention du public et des professionnels de l’art cantonne dans une discrétion pour ne pas dire une ignorance qui nous fait passer à coté d’elles alors qu’il s’agit d’œuvres majeures. Cette « discrétion » de Hessie (aux côtés entre autres d’artistes comme Bernard Guerbadot qui nous a quitté ou Richard Monnier qui maintient son cap malgré l’indifférence) témoigne d’une forme d’indigence du regard et d’une paresse de la vision qui semble être la règle aujourd’hui.
Je l’ai connue depuis très longtemps en tant que compagne de l’artiste Dado dont mon père était ami. Il lui avait acheté un « maillage » qui m’avait fortement impressionné quand je l’ai vu. Au point que j’ai choisi de la montrer dans l’exposition «Champs d’expériences» en 2008. Mais elle était très discrète sur sa propre pratique. Je la croisais parfois dans des vernissages à l’Université de Paris VIII. Même son atelier était caché dans les arcanes de sa maison. Plus attachée à produire, à faire, qu’à montrer. Il fallut la perspicacité de Daniel Cordier pour la faire sortir de l’ombre.
C’est dans les années 1970 que le travail de Hessie est sorti de l’atelier à travers des expositions initiées par la critique Aline Dallier dans le cadre d’expositions d’artistes femmes et féministes qu’elle organisait. J’ai eu l’occasion de voir son travail présenté dans un espace d’exposition alternatif dans le 13ème arrondissement de Paris. La découverte de son travail fut un choc pour moi. Tout d’abord parce que je fus très impressionné par la force du travail et ses parti-pris. Le mouvement féministe au début était peu présent dans les pratiques artistiques. Et surtout peu présent sur les cimaises des galeries et des musées. Pour avoir une idée de cette misogynie institutionnelle, il suffit de se rappeler qu’à l’exposition « 72/72 » la représentation de femmes à deux exceptions près, était inexistante.
L’impression très forte que cette œuvre produisit sur moi avait plusieurs causes. En premier lieu l’originalité d’une œuvre reprenant à son compte des outils qui d’ordinaire étaient relégués dans le champ du travail domestique et/ou féminin : Le fil et l’aiguille. Par là même il était fortement dévalorisé comme pratique, soit renvoyant aux petits métiers soit aux travaux de dames.
Ensuite l’œuvre frappait par sa singularité : une toile de jute était simplement piquée d’aiguilles à coudre avec un bout de fil dans le chas. Tout ceci dans un ordre régulier par un alignement en ligne qui allait de gauche à droite et de haut en bas de la toile.
Enfin l’économie de moyen faisait que cette œuvre sans anecdote ni bavardage offrait au regard, la trame d’un temps domestique arraché à son statut puis pleinement pris en charge comme scansion, comme écriture et ponctuation de la surface. La figure était le geste même du « travail » féminin. Le procédé, répétition en ligne et en grille, inscrivait une temporalité dans l’œuvre mais aussi une radicalité. L’économie de moyens, sa « pauvreté » délibérée, la répétition d’un geste unique donnait une puissance incontestable à son travail.
Elle reprenait à son compte mais sur un mode tout à fait original des procédés qu’un certain nombre d’artistes des avant-gardes avait expérimentés dans les années 1960, mais en les associant à des outils et des techniques confinés au champ du domestique et du féminin avec la dévalorisation sociale et symbolique qui les caractérisait : couture, broderie, etc. De même, son registre de matériaux et d’outils (fils, aiguilles, boutons) marquait un choix de retourner les matériaux de «l’enfermement» des femmes dans un statut subalterne pour en faire des outils de production artistique à part entière.
Ainsi surgissait du champ invisible et confiné du féminin, non plus des imageries de salon ou des objets décoratifs de l’ordre de la « babiole » mais des « ouvrages » relevant du territoire de l’art à part entière. On pourrait même dire qu’avec quelques autres elle allait participer de l’extension du domaine de l’œuvre contemporaine.
Il est frappant de voir comment son travail dialogue avec certaines pratiques des avant-gardes européennes et américaines. La mettre ainsi en perspective en éclaire la subtilité et la puissance signifiante.
Si l’on évoque le mouvement Support-Surface, c’est qu’il faudrait se rappeler l’intérêt qu’avaient marqué certains de ses protagonistes et proches (Viallat, Rouan ou Jaccard) pour des pratiques archaïques ou jusque-là cantonnées dans le champ de l’artisanat (tressage, teinture, nouage et ligaturage, etc.). Mais ce mouvement se caractérisait aussi par l’absence totale de femmes en son sein.

Sur un autre versant, on ne peut pas ne pas penser à des expériences fondatrices de la modernité comme celles d’artistes du Process-art ou des post-minimalistes comme Eva Hesse. Une « pionnière » en matière de transgression de la doxa moderniste.
Dans les œuvres les plus importantes de Hessie la surface/toile constitue un champ avec des effets de polarité ou de dissémination qui lui donne un aspect all-over. Elles évoquent beaucoup plus la nébuleuse, la constellation que la composition. L’objet, comme les boutons qu’elle utilise, y est à la fois motif et signe. Mais il renvoie bien plus à un processus de marquage et de ponctuation qu’à une logique symbolique. Le maillage en filet qu’elle peut utiliser renvoie aussi à des notions de temporalité et de répétition. Cela explique le peu de travaux chez elle qui « figurent » des images du corps, même sur le mode métonymique. Si quelque chose est convoqué dans son travail, c’est le féminin à travers son geste (piquage, broderie ou maillage) et ses matériaux. Mais elle l’infléchit dans une logique qui excède les cadres classiques de la représentation ou de la composition. D’où cette impression délibérée de quelque chose relevant à la fois du non-fini et de l’infini qui caractérise ses œuvres. C’est un travail de Pénélope où ce qui se met en place se fait et se défait. Une suite d’impulsions productrices qui se tiennent au bord des choses pour éviter le poids de l’image. Ces toiles sont comme l’instantané, le suspens d’un geste immémorial qui, subrepticement passe du non-visible au visible dans une forme incertaine et fluctuante. Ou plutôt dans ce qui fait réseau ou conglomérat ; en deçà et au-delà du figuré.

C’est cette indéfinition volontaire, cette indétermination délibérée qui fait leur force d’attraction. Car Hessie peut autant faire le choix d’une économie rigoureuse quasi minimaliste, que celui d’une logique où le processus est la composition même. Ce déploiement de l’œuvre entre l’aléatoire et le systématique, cette obstination à faire tenir l’œuvre à l’orée de son émergence et au bord de sa dissolution en est sa matrice et son cœur. Il lui donne cette respiration qui nous oblige à lui faire face.

 

— Philippe Cyroulnik est critique d’art (AICA) et directeur du 19, Centre régional d’Art contemporain à Montbéliard. Il a été chargé des expositions à l’École nationale supérieure des Beaux-Art de Paris (Ensba), co-directeur du CREDAC et professeur associé en Arts plastiques à l’université Paris VIII Saint-Denis. Il est l’auteur et éditeur de nombreux catalogues d’exposition, textes et entretiens. Il a été commissaire d’exposition en France : au Credac, à l’Ensba, au 19, Crac et également en Italie, au Danemark, en Allemagne et en Argentine. Il a enfin collaboré à des revues comme Artistes, Kanal ou Opus International.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 17-19.]


Fabienne Dumont
HESSIE, UN ART TEXTILE MINIMAL
mai 2015

 

Hessie appartient au mouvement des femmes qui surgit dans les années 1970 en France, elle apparaît en filigrane de l’ouvrage où je retrace cette passionnante histoire, Des sorcières comme les autres – Artistes et féministes dans la France des années 1970 (PUR, 2014). Hessie fréquente alors les collectifs de plasticiennes qui luttent pour une meilleure reconnaissance de leurs travaux et partagent l’effervescence collective de l’époque – rencontres, discussions, manifestations, expositions, créations… En 1978, elle accueille ainsi une exposition et des événements dans son atelier parisien. En 1975, Hessie bénéficie aussi d’une exposition individuelle à l’ARC, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, et participe l’année suivante à l’une des rares expositions américaines de ces collectifs à la AIR Gallery, une galerie coopérative féministe new-yorkaise.

Son travail s’inscrit dans une approche textile minimaliste, composée de tissus recouverts d’un fil flottant, enchâssés de boutons de toutes sortes qui animent l’espace, à l’instar des petits jouets ou des outils de couture des œuvres baroques de Milvia Maglione. Cet espace sobre, aux couleurs crème, aux jeux subtils, fait écho à la prolifération végétale. L’animation de la surface détourne des savoir-faire anciens et féminisés tout en les articulant à la thématique de la survie, survie qui a du sens pour une artiste qui a fui le régime cubain, puis s’est installée en France en 1962. Les toiles brodées, quadrillées de fils, à la poésie subtile, appellent le recueillement et questionnent notre rapport au temps via cette œuvre digne de Pénélope, poursuivie au cours de plusieurs décennies.

Au moment de la remise à l’honneur de nombreuses artistes des années 1970, Hessie mérite que l’on regarde de nouveau son travail, ces toiles parsemées de fils et de menus objets liés à la couture. Elles évoquent ce travail patient, mesuré, ce rapport particulier au temps et à l’espace qui anime l’artiste et témoigne de cette survie malgré un volontaire repli dans l’ombre de son mari artiste et de ses enfants, un repli qui se redéploie aujourd’hui vers l’extérieur, grâce à l’exposition de ses toiles par la galerie Arnaud Lefebvre. Hessie aura eu le temps, loin des contraintes du monde, de tisser sa « mythologie personnelle ».

 

— Fabienne Dumont est historienne de l’Art, professeure à l’EESAB et critique d’art. Sa thèse est devenue un livre, Des sorcières comme les autres – Artistes et féministes dans la France des années 1970 (PUR, 2014) et elle a édité l’anthologie La Rébellion du Deuxième Sexe – L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000) (Presses du réel, 2011). Elle est l’auteure de nombreux textes au sujet des questions féministes, de genre et queer, qu’elle articule à d’autres champs. Ses derniers articles accompagnent les performances de Tsuneko Taniuchi à la fondation Hermès à Tokyo, l’installation d’Andrea Bowers à l’Espace culturel Louis Vuitton à Paris, l’exposition de Marie Preston et « Chercher le garçon » au MacVal ou encore l’exposition de Nil Yalter à La Verrière à Bruxelles. En préparation, un essai monographique, Nil Yalter – À la confluence des mémoires migrantes, du féminisme et du monde ouvrier.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 23-24.]


Nathalie Ernoult
HESSIE
mai 2015

 

La récente exposition « Cosmogonie » à la galerie Arnaud Lefebvre nous a donné le bonheur de revoir des œuvres d’Hessie. Lorsqu’en 2009, le Centre Pompidou a consacré, dans le cadre de l’exposition « elles@centrepompidou », une salle autour de l’art textile, allant à l’encontre des idées reçues présentant cet art comme mineur ou anachronique, le travail d’Hessie s’est immédiatement imposé par la radicalité de son approche artistique. Pionnière dans les années 1970, Hessie s’empare d’une technique décorative ancestrale, habituellement réservée aux femmes, la broderie, pour la faire rentrer de plain-pied dans une création artistique moderne. Comme le rappelle Aline Dallier dans le catalogue de l’exposition new-yorkaise Combative Acts, Profiles and Voices (1976), « Hessie s’évertue à élaborer un langage symbolique très complexe afin de sortir la broderie, et par là-même la femme, de la sphère privée de l’intime pour entrer de plain-pied dans celle de l’art universel. » Son écriture minimaliste faite de signes répétitifs brodés sur la toile, invite le spectateur dans un espace ouvert, libre, léger, délicat qui, selon les mots de Claude Schweisguth, n’a l’air que de tenir à un fil.

Hessie est une grande artiste qu’il est trop rare de voir sur les cimaises d’une galerie. Toutes tentatives pour les faire connaître au public est à encourager avec force.

 

— Nathalie Ernoult est attachée de conservation au Musée national d’Art moderne. Elle a réalisé en 1996 une thèse à l’École des hautes études en Sciences Sociales sur : Les femmes dans la cité platonicienne : La république et les Lois, sous la direction de Nicole Loraux. Elle a participé en 2009 à l’exposition-collection sur les artistes femme « elles@centrepompidou ». Elle a également rédigé de nombreuses notices dans le Dictionnaire universel des créatrices, Éditions des femmes, 2013.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 25.]


Anne Tronche
À PROPOS DE HESSIE
mai 2015

 

C’est dans le courant des années 1970, à l’occasion de réunions féministes parisiennes très actives en cette période, que je rencontrais Hessie. J’eus la confirmation de la singularité de sa pensée, en 1975, à l’occasion d’une exposition programmée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, section ARC. Elle y présentait de curieuses formations linéaires obtenues à l’aide de fils qui, étrangement emmêlés, évoquaient le travail rebelle d’une araignée schizophrène. Cet usage du fil, d’un fil particulièrement fin, né du geste semblait assouvir un désir inapaisé de mouvement. Avec ses fils, Hessie traçait des lignes évanescentes, des désagrégations brutales, des cosmologies imprécises. Dans ce travail nerveux, traversé de courants électriques, porté par des emmêlements et des collusions, se lisait en fait une expérience du linéaire, c’est-à-dire une expérience graphique, non assujettie cependant aux règles du dessin.

Personnalité complexe, Hessie resta quelques années sans donner de ses nouvelles. Pourtant elle travaillait, produisait des œuvres qui enrichissaient ses expériences de la ligne. Tout récemment, j’eus l’occasion de voir sur les cimaises de la galerie Arnaud Lefebvre un ensemble d’œuvres s’échelonnant sur plusieurs années. La plupart d’entre elles étaient réalisées à l’aide de fils positionnés à la manière d’écritures expérimentant différents alphabets. Des alphabets de nature paradoxale qui auraient le pouvoir d’arrêter, d’immobiliser les pensées aléatoires, les rendant ainsi plus hésitantes entre des possibles. Une façon de mettre en doute les chemins livrés à l’autorité du rectiligne pour atteindre un lieu imprévu. Là où se pratique une douce agression contre l’autorité du rectiligne. Il est clair que ce qui anime les travaux de Hessie n’est pas une simple formule esthétique, mais une prise de position vis-à-vis du monde. Une manière d’être et de penser. Ses gestes ne traduisent pas autre chose que la survivance nécessaire d’une forme juste. Un souci primordial anime toutes ses recherches : se servir d’un langage qui lui soit propre. Cela suffit pour conférer à ses œuvres leur sens, leur raison d’être, leur nécessité. Récemment, au cours d’expositions internationales, on a pu constater que les artistes qui avaient choisi certaines marges pour expérimenter cette expérience intérieure éprouvée, entre autres, par Georges Bataille retrouvaient aux yeux des professionnels un intérêt que les années de forte théorisation avaient estompé. C’est le moment, en conséquence, de regarder attentivement l’œuvre de Hessie, sans se protéger du trouble qu’elle provoque.

 

— Anne Tronche fut membre du directoire de la revue Opus International de 1973 jusqu’en 1989 et Inspecteur à la Création artistique du Ministère de la Culture de 1982 à 1999. Elle a publié de nombreux ouvrages sur l’art contemporain, parmi lesquels: Gina Pane, éd. Fall, 1998 ; Peter Saul (ouvrage collectif), éd. Somogy, 1999 ; Laura Lamiel, éd. Actes Sud, 2001 ; Corps et Traces dans la création tchèque (1962-2002), éd. Hazan – Musée de Nancy, 2002 ; Hervé Télémaque, éd. Flammarion, 2003. 2004 ; Tetsumi Kudo – La Montagne que nous cherchons est dans la serre, éd.Fage, 2007 ; Jean-Michel Sanejouand – Rétrospectivement, éd. Skira-Flammarion, 2012 ; Wifredo Lam (ouvrage collectif), éd. Fage 2010 ; Chroniques d’une scène parisienne – l’art dans les années 60, éd. Hazan, 2012 (prix du FILAF d’or, Perpignan, 2013) ; Jan Voss, éd. Hazan, 2015.

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 35-36.]


Sarah Wilson
DARK SIDE OF THE MOON : L’ANTI-BRODERIE DE HESSIE
mai 2015

 

Hessie pour moi est un nom magique ; un nom associé à Mythia Kolesar l’artiste tchèque, fidèle épouse de l’artiste Jean Dewasne, une amie depuis des années. À l’ARC, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1975, où Hessie montre son Survival Art, Mythia l’accompagne avec son film Transperce, montré ensuite à Lund où l’exposition voyage en 1978. Imaginez ma surprise quand, à « elles@centrepompidou », j’ai découvert dans des espaces entre des vastes salles de vidéo et les photos de chewing-gum d’Alina Szapoczniknow, une petite toile cousue en spirales bleues : « Hessie, sans titre, 1978 »… Enfin ! À la poursuite du film, j’ai pris contact en 2010 avec Amarante Szidon (nous avons travaillé ensemble pour « Traces du Sacré » au Centre Pompidou). J’ai découvert que Hessie était la femme du peintre yougoslave Dado et Amarante sa fille; que le film existe, et bien qu’abîmé, on peut y voir Hessie, déclamant un texte en anglais… Fast forward: et au Centre Pompidou on remit à Mythia l’ordre des Arts et des Lettres le 15 mai 2013 (elle a pu, en dépit de sa fragilité, bien placer dans les collections et musées français les œuvres de son époux). Je suis là. Et arrivant en chaise roulante, souriante, noire, majestueuse, une femme que je devine immédiatement être Hessie ! Agenouillée, je me présente, très émue.

J’étais si heureuse ensuite de revoir Hessie en bonne compagnie de Kapwani Kiwanga et Myriam Mihindou, dans l’exposition et catalogue « Cosmogonies », joyeuse idée de Sonia Recasens. Nous sommes tous complices dans notre passion pour le travail des femmes dans le Paris des années 70 : de mieux comprendre le contexte d’une Judit Reigl par exemple à la Galerie Rencontres (aventure de Betty Anderson, sa compagne, avec Marcelin Pleynet), d’une Françoise Janicot en performance, son visage     occulté par les fils (Encoconnage, 1972) ou, la même année, la rage des femmes qui vi-sitent le « 72 – 72 » : douze ans d’art contemporain au Grand Palais. Niki de Saint Phalle et Sheila Hicks figurent seules parmi des dizaines d’hommes (dont Dado)…. Pourtant Sheila montre une œuvre tissée, et c’est elle qui me raconte son amitié avec Hessie et les complicités et rencontres de l’époque : ses souvenirs du salon de Claude de Muzac et son mari, Guy de Broglie, Place des Vosges, dominé par une grande peinture de Dado : Hessie is an old friend… She was taken to the dark side of the moon via her life, her destiny… He (Dado) was already there — what I find fascinating is that she is a survivor… Les souvenirs de son enfance monténégrine, les horreurs et les odeurs de la guerre hantent depuis toujours les peintures, les dessins, les gravures de Dado; une amitié avec Bernard Requichot rencontré chez Daniel Cordier (avant le suicide tragique de l’artiste) renforce un goût pour le macabre. Un film de l’époque montre Dado à Hérouval dans la belle maison où il vivait avec Hessie et leurs enfants : l’atelier avec un bricolage de crâne humain et d’os… puis sa nouvelle galerie chez André-François Petit à Paris où il se trouve en bonne compagnie de tous les surréalistes de l’époque (ils se ressemblent beaucoup…).
Il n’y a aucune trace de Hessie dans ce film.

« Je détestais la peinture. Et je n’ai plus jamais pratiqué la peinture », raconte-t-elle à Sonia Recasens, se souvenant de son expérience newyorkaise comme copiste. Quelle ironie de vivre entourée de la peinture à l’huile avec des surfaces et décalcomanies si lourdes… Son travail avec les trames frêles, les points percés et aigus, sur tissu ou sur papier, touchait à l’époque un nouveau monde de discours, d’écriture féminine, de complicités et explorations entre femmes de « l’autre du sexe » de Julia Kristeva. L’interview de la philosophe suit le grand article d’Aline Dallier, « La broderie et l’anti-broderie » dans la revue Sorcières, à propos de la salle « Couture-Peinture » dans la troisième exposition « Feminie » à UNESCO, en décembre 1977. Aline Dallier esquisse toute une famille « d’anti-brodeuses » : Aline Gagnaire, Harmonie Hammond, Jeanne Socquet, Emily Fuller, Linde, Alma ; elle nous rappelle que « la broderie est avant tout un dur travail d’application encore sous-payé aujourd’hui » ; elle cite Luce Irigiray : « Si les femmes ne faisaient pas de la tapisserie, l’ordre s’effilocherait »… Kristeva, quelques pages plus loin, parle de l’identité, des artistes femmes et mères : « il y a peut-être dans la création féminine une façon de se défaire de cette paranoïa féminine et de lui faire accoucher d’un objet qui est l’œuvre d’art »… Et quand une certaine « Cosette » nous offre un compte-rendu du « sujet en procès » dans Polylogue de Kristeva, elle donne, je propose, l’équivalent en paroles de l’antibroderie de Hessie, qui crie/crée en silence, contre tout, surtout la peinture et ses « représentations » : «Dans ce procès, le sujet unitaire découvert par la psychanalyse va dinguer, ailleurs, affolé, emportant avec lui ses mots et sa syntaxe : c’est le grand déménagement, mauvaise route pour cervelles fragiles… C’est la place faite à la glossolalie, aux phénomènes non sémantisés, aux “éructations” d’Artaud, au rythme, au paragramme, à l’onomatopée, aux discours fous, à la poésie.»

En contraste avec les « bonnes brodeuses » il y a les morceaux d’étoffe, les toiles cousues avec fureur de Jeanne Tripier, par exemple. Ses œuvres dans la collection de l’art brut à Lausanne nous rappellent la longue histoire de l’« anti-broderie ». On peut y situer, donc, les œuvres délicates de Hessie : Végétale, par exemple, où les squelettes roses des feuilles de capucine ressemblent aux fantômes des vieux parapluies. On sent l’émotion, la composition, la durée de faire, le danger de se percer quand on perce la toile… la syntaxe « décousue » — surtout l’inquiétante étrangeté d’une couture où le heimlich, lié au home’, à la maison, rencontre son double, le unheimlich, le monstrueux qui habite la maison même, la possibilité de déchirures, de nœuds, le uncanny, lié avec kin (famille) et kind/unkind… les traces et liens de sang. Hessie est un être aux langues multiples… ses œuvres muettes nous parlent fortement, d’ici, de maintenant au grand jour — mais aussi du « Survival Art », de sa lune noire, sa destinée, the dark side of the moon.

 

— Sarah Wilson est professeure d’Art moderne et contemporain au Courtauld Institute of Art, Université de Londres. Elle fut également commissaire de Paris, Capitale des arts, 1900-1968 (Londres et Bilbao, 2002) et Pierre Klossowski (Londres, Cologne, Paris, 2006-7). Son livre le plus récent, Picasso/Marx et le réalisme socialiste en France (en anglais, 2013) rend hommage au Proudhon, Marx, Picasso de Max Raphael (1933). The Visual World of French Theory : Figurations met en jeu les relations entre les philosophes de la « French Theory » et « leurs » peintres (2010, édition française à paraître aux Presses du Réel). Elle a publié des textes sur Sheila Hicks, Niki de Saint Phalle, Judit Reigl, Ruth Francken, Myriam Bat-Josef, Axell, Alina Szapocznikow, Nadia Khodossievitch-Léger et Paule Vézelay entre autres

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 37-39.]