études critiques

Sarah Wilson
DARK SIDE OF THE MOON : L’ANTI-BRODERIE DE HESSIE
mai 2015

 

Hessie pour moi est un nom magique ; un nom associé à Mythia Kolesar l’artiste tchèque, fidèle épouse de l’artiste Jean Dewasne, une amie depuis des années. À l’ARC, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1975, où Hessie montre son Survival Art, Mythia l’accompagne avec son film Transperce, montré ensuite à Lund où l’exposition voyage en 1978. Imaginez ma surprise quand, à « elles@centrepompidou », j’ai découvert dans des espaces entre des vastes salles de vidéo et les photos de chewing-gum d’Alina Szapoczniknow, une petite toile cousue en spirales bleues : « Hessie, sans titre, 1978 »… Enfin ! À la poursuite du film, j’ai pris contact en 2010 avec Amarante Szidon (nous avons travaillé ensemble pour « Traces du Sacré » au Centre Pompidou). J’ai découvert que Hessie était la femme du peintre yougoslave Dado et Amarante sa fille; que le film existe, et bien qu’abîmé, on peut y voir Hessie, déclamant un texte en anglais… Fast forward: et au Centre Pompidou on remit à Mythia l’ordre des Arts et des Lettres le 15 mai 2013 (elle a pu, en dépit de sa fragilité, bien placer dans les collections et musées français les œuvres de son époux). Je suis là. Et arrivant en chaise roulante, souriante, noire, majestueuse, une femme que je devine immédiatement être Hessie ! Agenouillée, je me présente, très émue.

J’étais si heureuse ensuite de revoir Hessie en bonne compagnie de Kapwani Kiwanga et Myriam Mihindou, dans l’exposition et catalogue « Cosmogonies », joyeuse idée de Sonia Recasens. Nous sommes tous complices dans notre passion pour le travail des femmes dans le Paris des années 70 : de mieux comprendre le contexte d’une Judit Reigl par exemple à la Galerie Rencontres (aventure de Betty Anderson, sa compagne, avec Marcelin Pleynet), d’une Françoise Janicot en performance, son visage     occulté par les fils (Encoconnage, 1972) ou, la même année, la rage des femmes qui vi-sitent le « 72 – 72 » : douze ans d’art contemporain au Grand Palais. Niki de Saint Phalle et Sheila Hicks figurent seules parmi des dizaines d’hommes (dont Dado)…. Pourtant Sheila montre une œuvre tissée, et c’est elle qui me raconte son amitié avec Hessie et les complicités et rencontres de l’époque : ses souvenirs du salon de Claude de Muzac et son mari, Guy de Broglie, Place des Vosges, dominé par une grande peinture de Dado : Hessie is an old friend… She was taken to the dark side of the moon via her life, her destiny… He (Dado) was already there — what I find fascinating is that she is a survivor… Les souvenirs de son enfance monténégrine, les horreurs et les odeurs de la guerre hantent depuis toujours les peintures, les dessins, les gravures de Dado; une amitié avec Bernard Requichot rencontré chez Daniel Cordier (avant le suicide tragique de l’artiste) renforce un goût pour le macabre. Un film de l’époque montre Dado à Hérouval dans la belle maison où il vivait avec Hessie et leurs enfants : l’atelier avec un bricolage de crâne humain et d’os… puis sa nouvelle galerie chez André-François Petit à Paris où il se trouve en bonne compagnie de tous les surréalistes de l’époque (ils se ressemblent beaucoup…).
Il n’y a aucune trace de Hessie dans ce film.

« Je détestais la peinture. Et je n’ai plus jamais pratiqué la peinture », raconte-t-elle à Sonia Recasens, se souvenant de son expérience newyorkaise comme copiste. Quelle ironie de vivre entourée de la peinture à l’huile avec des surfaces et décalcomanies si lourdes… Son travail avec les trames frêles, les points percés et aigus, sur tissu ou sur papier, touchait à l’époque un nouveau monde de discours, d’écriture féminine, de complicités et explorations entre femmes de « l’autre du sexe » de Julia Kristeva. L’interview de la philosophe suit le grand article d’Aline Dallier, « La broderie et l’anti-broderie » dans la revue Sorcières, à propos de la salle « Couture-Peinture » dans la troisième exposition « Feminie » à UNESCO, en décembre 1977. Aline Dallier esquisse toute une famille « d’anti-brodeuses » : Aline Gagnaire, Harmonie Hammond, Jeanne Socquet, Emily Fuller, Linde, Alma ; elle nous rappelle que « la broderie est avant tout un dur travail d’application encore sous-payé aujourd’hui » ; elle cite Luce Irigiray : « Si les femmes ne faisaient pas de la tapisserie, l’ordre s’effilocherait »… Kristeva, quelques pages plus loin, parle de l’identité, des artistes femmes et mères : « il y a peut-être dans la création féminine une façon de se défaire de cette paranoïa féminine et de lui faire accoucher d’un objet qui est l’œuvre d’art »… Et quand une certaine « Cosette » nous offre un compte-rendu du « sujet en procès » dans Polylogue de Kristeva, elle donne, je propose, l’équivalent en paroles de l’antibroderie de Hessie, qui crie/crée en silence, contre tout, surtout la peinture et ses « représentations » : «Dans ce procès, le sujet unitaire découvert par la psychanalyse va dinguer, ailleurs, affolé, emportant avec lui ses mots et sa syntaxe : c’est le grand déménagement, mauvaise route pour cervelles fragiles… C’est la place faite à la glossolalie, aux phénomènes non sémantisés, aux “éructations” d’Artaud, au rythme, au paragramme, à l’onomatopée, aux discours fous, à la poésie.»

En contraste avec les « bonnes brodeuses » il y a les morceaux d’étoffe, les toiles cousues avec fureur de Jeanne Tripier, par exemple. Ses œuvres dans la collection de l’art brut à Lausanne nous rappellent la longue histoire de l’« anti-broderie ». On peut y situer, donc, les œuvres délicates de Hessie : Végétale, par exemple, où les squelettes roses des feuilles de capucine ressemblent aux fantômes des vieux parapluies. On sent l’émotion, la composition, la durée de faire, le danger de se percer quand on perce la toile… la syntaxe « décousue » — surtout l’inquiétante étrangeté d’une couture où le heimlich, lié au home’, à la maison, rencontre son double, le unheimlich, le monstrueux qui habite la maison même, la possibilité de déchirures, de nœuds, le uncanny, lié avec kin (famille) et kind/unkind… les traces et liens de sang. Hessie est un être aux langues multiples… ses œuvres muettes nous parlent fortement, d’ici, de maintenant au grand jour — mais aussi du « Survival Art », de sa lune noire, sa destinée, the dark side of the moon.

 

— Sarah Wilson est professeure d’Art moderne et contemporain au Courtauld Institute of Art, Université de Londres. Elle fut également commissaire de Paris, Capitale des arts, 1900-1968 (Londres et Bilbao, 2002) et Pierre Klossowski (Londres, Cologne, Paris, 2006-7). Son livre le plus récent, Picasso/Marx et le réalisme socialiste en France (en anglais, 2013) rend hommage au Proudhon, Marx, Picasso de Max Raphael (1933). The Visual World of French Theory : Figurations met en jeu les relations entre les philosophes de la « French Theory » et « leurs » peintres (2010, édition française à paraître aux Presses du Réel). Elle a publié des textes sur Sheila Hicks, Niki de Saint Phalle, Judit Reigl, Ruth Francken, Myriam Bat-Josef, Axell, Alina Szapocznikow, Nadia Khodossievitch-Léger et Paule Vézelay entre autres

[Cet article est initialement paru dans le catalogue Hessie : Survival Art 1969-2015, Paris, Galerie Arnaud Lefebvre, 2015, p. 37-39.]